"Le martyre de Jean l'Apôtre"

L'apôtre Jean, frère de Jacques et fils de Zébédée est il mort sous Trajan comme le prétendait Irénée de Lyon vers 180 ? Où bien a-t-il connu le martyre plus d'un demi-siècle plus tôt, en même temps que son frère Jacques, ainsi que peut le faire penser le passage de l'évangile de Marc 10,39 (et Mt 20,22-23) où Jésus promet aux deux frères la coupe que lui-même va boire, c'est à dire le martyre ?

Cette question fut posée au début du XXe siècle, et le débat qui suivit ne fit pas éclore de consensus. Mais le problème ne soulève plus aujourd'hui les mêmes enjeux religieux qu'il y a 80 ans et qui a pu égarer alors les exégètes catholiques les plus respectés : en pleine crise du modernisme, il était difficile pour un historien élevé dans la religion sulpicienne de remettre en question l'histoire catéchétique de Saint Jean, et d'admettre qu'il eût pu être martyrisé dans les premières décades de l'église de Jérusalem. Le débat ne manquait pas non plus d'interférer avec la question de l'attribution de l'Évangile de Jean, source de dispute entre les exégètes catholiques et indépendants.

Mais l'image d'Epinal de l'ancien pécheur du lac de Tibériade vieillissant à Ephèse, évêque et rédigeant ses souvenirs de jeunesse, n'a plus guère aujourd'hui de consistance historique. L'église ne fait plus de difficultés pour reconnaître que l'attribution du quatrième évangile, sous sa forme rédigée, à Jean fils de Zébédée, est plus proche de la légende dorée que de la vérité historique.

C'est donc à une question moins brûlante que Boismard tente de donner une réponse définitive.

En poussant aussi loin que possible l'analyse des sources utilisées par ses prédécesseurs, et en les enrichissant de nouvelles pièces, Boismard appuie sa démonstration sur un large faisceau de documents : littérature patristique et Nouveau Testament, bien sûr, mais aussi martyrologes, liturgies des premiers siècles, et historiens byzantins.

On notera pour commencer que la tradition d'une vieillesse éphésienne semble peu fiable, malgré l'autorité de Saint Irénée (vers 180). De fait, cette autorité repose sur une transmission apostolique de Jean à Polycarpe et de Polycarpe a Irénée. Mais Boismard montre que le lien de Jean à Polycarpe repose sur des lectures biaisées des témoignages de Polycarpe et d'Irénée. De même Irénée semble avoir fait le premier, à partir du témoignage de Papias, la confusion entre les personnes de Jean l'apôtre et de Jean l'ancien.

A l'opposée, c'est bien jusque chez Papias que l'on peut faire remonter la tradition patristique du martyre de Jean. Cette tradition ne peut être minorée. On la retrouve chez des auteurs anciens solides, tel Grégoire de Nysse et Jean Chrisostome, ainsi que chez des auteurs plus obscurs. De fait, le martyre de Jean semble avoir été connu et honoré à l'égal de celui de son frère Jacques,

La polémique du début du siècle s'était appuyé sur d'anciens martyrologes qui associent au martyre de Jacques celui d'un Jean, tantôt Jean l'Apôtre, tantôt Jean Baptiste. Pour les défenseurs de la thèse du martyre, Jean l'apôtre était ici la leçon originale, et Jean Baptiste une leçon tardive, datant d'une époque ou la tradition d'une vieillesse éphésienne avait conduit à substituer le martyre de Jean-Baptiste à celui de l'Apôtre. Les tenants de la thèse traditionnelle défendaient l'authenticité de la leçon " Jean Baptiste ", frère d'infortune de Jacques puisque décapité lui aussi par un roi de la lignée d'Hérode. Selon eux, la substitution de l'apôtre au baptiste était à mettre sur le compte d'une tendance naturelle à réunir les deux fils de Zébédée.

En étendant l'étude des martyrologes, Boismard montre le caractère secondaire de la leçon " Jean-Baptiste ". Un détour par les liturgies des premiers siècles, lui permet de confirmer que Jean était célébré comme martyr, ainsi que l'indiquaient les martyrologes. La date même de sa fête, quelques jours après Noël, le place au milieu des martyrs. L'exemple le plus frappant est celui du martyrologes d'Edesse, qui date du début du Ve siècle, et qui voit se succéder à la suite de Noël, dans un ordre respectant la chronologie des martyres : Etienne le 26 décembre, Jacques et Jean le 27, Pierre et Paul le 28. Dans cette séquences des premiers martyrs, pourquoi Jean ferait-il exception ?

Après avoir longuement montré la rigueur méthodique avec laquelle le concepteur de ce calendrier liturgique a réparti les vierges saintes, les évêques, les prophètes -dont Jean Baptiste- et les martyrs tout au long de l'année, Boismard conclut que la tradition du martyre de Jean semble là-encore la plus solide et la plus anciennement attestée.

Le nouveau testament fournit lui aussi plusieurs arguments importants. À côté du témoignage des Évangiles, évoqué plus haut (Mc 10,39 et Mt 20, 22-23), Boismard revient sur le martyre de Jacques, frère de Jean, évoqué en Act 12-2. Jean n'aurait il pas été tué dans les mêmes conditions ? Boismard relève que Paul, dans Gal 2, mentionne la présence de Jean au côté de Pierre et Jacques (le frère du seigneur) comme chef de l'Eglise de Jérusalem lors de sa seconde visite, mais que plus tard, Jacques semble seul à Jérusalem et Pierre à Antioche, sans qu'aucune information soit donnée sur Jean. On pourrait rapprocher ce fait -mais Boismard n'en parle pas- de la disparition de Jean des Actes des Apôtres après la mort de son frère Jacques. Boismard se réfère aussi à deux manuscrits éthiopiens qui en Act 12,2 donnent non pas Jacques, mais Jean décapité par Hérode. Boismard fait grand cas de ces témoignages, pensant avoir démontré dans un précédent volume (" Le texte occidental des Actes des apotres, reconstitution et réhabilitation ") qu'ils sont le reflet du Texte Occidental des Actes, et donnent sur ce point un texte lucanien primitif.

Pour chaque pan de sa démonstration, Boismard est soucieux de montrer la cohérence globale de la tradition du martyre. Il insiste ainsi particulièrement sur le sens de la " coupe " promise par le Christ aux fils de Zébédée, et comment cet épisode a inspiré les liturgies et les homélies des fêtes de Jacques et Jean. De même, il éclaire avec soin la dimension sacrificielle du martyre, impliquant que le sang eût coulé pour répondre à la symbolique païenne du sang de la victime répandue sur l'autel. Ainsi montre-t-il que les réticences perceptibles en creux chez certaines sources trop insistantes ne constituent pas des doutes quant à la tradition du martyre de Jean mais des hésitations sur le statut de ce martyre, puisque selon une légende tardive l'apôtre aurait subi un supplice non-sanglant.

Inutile de préciser que la démonstration de Boismard est impressionnante d'érudition et par la quantité d'éléments convergents, emporte sans peine l'adhésion. On peut certes lui reprocher de minorer la thèse traditionnelle : pas un mot n'est dit de la postérité du témoignage d'Irénée dans la littérature patristique, et le lecteur est en droit de se demander comment la tradition irénéenne a pu s'imposer. C'est sans doute l'histoire de la diffusion de l'Évangile de Jean et de sa réception progressive dans les cercles synoptiques qu'il faudrait examiner alors.

 
     
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