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L'historicité de Jésus pour débutant
C'est un
défaut commun à de nombreux "historiens"
mythistes que de se borner à critiquer la thèse
standard, et de penser que cette critique suffit à prouver le
mythisme. Peut-être certains mythistes, s'ils lisent ces pages,
vont-ils nous faire la critique inverse : il est facile de
critiquer le mythisme, nous diront-ils, mais nulle part vous n'avez
pu prouver l'existence de Jésus.
Cette affirmation nous semble difficile à soutenir. Nous
reconnaissons que notre objectif tout au long de ces pages n'était
pas de démontrer la thèse standard, qui n'a jamais eu
besoin de notre travail pour s'imposer à l'assentiment
général. Notre propos portait avant tout sur le
fonctionnement de la thèse mythiste, ces trucs rhétoriques
et ses stratégies d'évitement des faits les plus
gênants. Mais il nous semble que chemin faisant nous avons
fourni au lecteur les moyens de vérifier la validité de
l'existence de Jésus.
En effet, à
plusieurs reprises, nous avons confronté explicitement les
deux points de vue, en montrant que si la thèse mythiste ne
rend pas correctement compte du réel, ce n'est pas dans
l'absolu, mais relativement aux résultats que l'on obtient en
considérant la thèse de l'historicité de Jésus.
Lorsque nous
affirmons que la thèse mythiste est inopérante, et que
les raisonnements qui la soutiennent ne répondent pas aux
critères de validité en usage en histoire, nous avons
essayé d'expliquer en quoi consistaient ses critères,
et comment les historiens les utilisaient. L'exemple le plus simple
pour illustrer cette méthode était naturellement celui
de l''historicité de Jésus. En ce sens, on peut dire
ainsi que la thèse standard a servi de pierre de touche à
notre critique du mythisme.
C'est donc corollairement, par ricochet, que notre critique du mythisme peut
faire office d'argument pour l'historicité de Jésus :
la thèse mythiste n'est pas seulement improbable ;
elle est avant tout, et de très loin, plus improbable
que la thèse standard, thèse de référence
qui reste ainsi la seule valide.
Par
ailleurs, nous pouvons nous demander si l'incapacité du
mythiste à présenter une thèse cohérente
n'est pas le signe d'une impossibilité, qui renforce d'autant
la validité de la thèse standard. Si les mythistes ont
tant de peine à faire tenir leur thèse debout,
serait-ce parce qu'ils sont tous incapables ? Ou bien n'est-ce
pas plutôt que leur tâche est désespérée ?
En cela aussi, notre critique du mythisme vient en appui de la thèse
standard.
Il est néanmoins probable qu'un mythiste endurci refusera cette
démonstration en creux ; retournant notre accusation, il
prétendra que nous réclamons du mythisme des preuves
que nous sommes incapables de fournir pour l'historicité.
Aussi, afin que les choses soient clairement dites, et pour ainsi dire à
titre d'exercice, nous présentons ici rapidement une synthèse
des arguments sur l'historicité de Jésus. Cette
synthèse est volontairement imagée et grossière.
Nous voulons montrer ici que même en tordant la balance du côté
du mythisme, même en acceptant, sur des questions annexes, le
point de vue partial des mythistes, l'historicité de Jésus
de Nazareth s'impose, malgré tout, à l'égal de
celle de Solon le Grec ou de Kheops l'Égyptien. Pour mettre en
oeuvre cette démonstration, il nous faut repartir des
documents, en acceptant de redire ici des choses précédemment
évoquées ailleurs.
Les documents
Les
documents les plus précis concernant la personne de Jésus
de Nazareth sont les évangiles. Mais les quatre évangiles
ont été écrits par des chrétiens, en vue
de glorifier le Christ ressuscité, et non pas pour présenter
une relation historique, au sens moderne du terme, de la vie de Jésus
de Nazareth. A ce titre, donc, les évangiles sont des
documents suspects, et même s'ils nous offrent quatre points de
vue différents sur Jésus, ce ne sont pas quatre
témoignages indépendants, puisque ce sont tous les
quatre des témoignages religieux, orientés tous les
quatre par une même foi. Le chrétien ajoute : inspiré
par un même esprit. Certains mythistes diront que cela suffit à
les discréditer en bloc.
Outre les
évangiles, les chrétiens nous ont transmis des
renseignements sur Jésus, soit via les écrits
apocryphes, mais ce sont la plupart du temps des amplifications des
évangiles où l'anachronisme le dispute au merveilleux,
soit encore à l'état isolé, via les traditions
recueillies par les pères de l'Église. Mais là
encore, ce sont des chrétiens qui tiennent la plume, et leurs
témoignages, tous postérieurs de plus d'un siècle
aux faits évoqués, sont frappés de suspicion.
Obéissons
donc aux mythistes, et écartons pour le moment ces documents
peu digne de foi. Tenons-nous
en donc, dans un premier temps; à la documentation
non-chrétienne sur Jésus. L'examen sera rapide, car
les références à Jésus ne sont ni
longues, ni nombreuses.
Le première
référence à Jésus que l'on connaisse est
celle de Flavius Josèphe, mais elle est plus suspecte que les
évangiles et tous les document chrétiens réunis :
son point de vue est trop typiquement chrétien et est
incompatible avec le judaïsme de Josèphe. C'est
manifestement une interpolation chrétienne. Même si une
majorité de spécialistes pensent que cette
interpolation a recouvert une référence originale de
Flavius Josèphe sur Jésus, le fait même que la
question soit en débat nous interdit de nous servir de ce
témoignage de Flavius Josèphe.
Écartant
Flavius Josèphe, nous devons nous appuyer sur trois auteurs
latins du début du IIe siècle : Pline, Tacite, et
Suétone. Les authenticités de ces témoignages
ont été mises en doute au cours des deux siècles
passés, mais les savants les considèrent aujourd'hui
tous les trois comme authentiques.
Il y aurait
beaucoup à dire sur ces témoignages inégaux qui
se complètent les uns les autres, et nous montrent la
découverte du christianisme par les élites romaines au
début du IIe siècle. Un demi-siècle après
ces témoins, un autre romain, Celse, écrit un traité
entier contre les chrétiens, "le discours véritable".
Ce texte est perdu, mais les chrétiens en ont fait de très
grandes citations dans leur livres, afin de le réfuter, et
c'est par ces citations que nous connaissons Celse. Mais il est
difficile de garantir l'intégrité du texte que nous
pouvons reconstituer.
Imaginons...
Imaginons
que le livre de Celse soit arrivé intact jusqu'à nous.
Imaginons aussi qu'avec les témoignages de Tacite, Suétone et
Pline, ce soient aujourd'hui les seuls traces que nous ayons du
christianisme, et que la documentation chrétienne -évangiles,
document apostoliques, apocryphes et pères de l'Église-
aient totalement disparu. Imaginons ainsi que la secte chrétienne,
après quelques succès enregistrés à la
fin du Ier siècle, ait dégénéré
pour finir par disparaître à la fin du IIIe siècle.
La chose n'a rien d'invraisemblable, c'est ce qui est arrivé
à la secte essénienne.
Ajoutons
encore : imaginons que dans le "discours véritable"
de Celse se soit trouvée explicitement une mise en doute de
l'existence historique de Jésus.
Imaginons
enfin que quelques siècles plus tard, des savants aient
développé, en l'absence du christianisme, une méthode
critique semblable à celle qui est la nôtre aujourd'hui.
Nous pouvons alors nous représenter, dans ce monde de fiction,
les débats des historiens sur l'existence de Jésus :
certains tiendraient les renseignements de Tacite pour véridiques,
et verraient dans ce "Christ" un personnage
identifiable au "Jésus" évoqué
par Celse, et ayant été effectivement crucifié
sous Ponce Pilate. Ces historiens seraient appelés
historicistes. Face à eux, nous trouverions les
historiens mythistes, ajoutant foi aux doutes de Celse quant à
l'existence de Jésus, et estimant bien plus probable une
élaboration doctrinale du personnage de Jésus.
Nous ne
prétendons pas trancher ce débat virtuel d'historiens
imaginaires : un tel débat devrait passer par un examen
minutieux des arguments et des mots employés pour mettre en
doute l'historicité de Jésus.
Mais nous pouvons ajouter simplement
trois observations à ce qu'il ne faut considérer que
comme un cas d'école.
- Le premier
point que nous voulons souligner est que
dans notre monde de
fantaisie le débat entre historiens mythistes et historicistes
serait parfaitement légitime.
L'existence d'une tradition
mythiste avérée par Celse feraient du mythisme une
question historique valide. Nos historiens imaginaires auraient des
raisons légitimes de penser que ce personnage de Jésus
est un mythe, et d'autres raisons, légitimes aussi, de penser
le contraire.
- Il nous
faut ensuite noter la position favorable que tiendraient a priori
les historicistes, dans ce débat : l'antériorité
des renseignements de Tacite et le parti-pris anti-chrétien
virulent de Celse seraient deux arguments importants, avant même
tout examen du contexte, en faveur de l'historicité.
- Enfin, nos
historiens pourraient prendre en compte le contexte, et plus
particulièrement l'état des mentalités dans
l'empire romain du premier siècle, où la divinisation
des êtres humains est une pratique attestée, alors que
le processus inverse apparaîtrait comme une exception notable.
Nous avons déjà développé cet argument
ailleurs, mais il conserve ici toute sa validité :
le
phénomène Jésus décrit par les
historicistes est largement plus crédible que celui des
mythistes.
Conclusion
Revenons
maintenant au monde réel, et déconstruisons pièce
à pièce notre fantaisie :
-
On ne
trouve pas chez Celse, ni chez aucun autre auteur païen, ni chez
aucun auteur juif, de mise en doute de l'historicité de Jésus.
Les
mythistes peuvent toujours objecter que toutes les mises en doute de
l'historicité de Jésus par les païens ont été
détruites par la censure des chrétiens, mais ce serait
là une affirmation totalement gratuite : les chrétiens
ont laissé passer les ragots païens sur Jésus le
fils de la prostituée et du légionnaire. On ne voit pas
pourquoi ils auraient censuré l'hypothèse, beaucoup
moins insultante pour eux, de l'inexistence de Jésus. Si
l'hypothèse mythiste avait eu cours chez les païens ou
les juifs de l'antiquité, les auteurs chrétiens se
seraient fait fort de la démolir. Nous en aurions ainsi
conservé une trace, comme nous avons gardé la trace,
via les réfutateurs de Celse, de cette histoire de Jésus
fils de prostituée. Rien de tel
ne nous est parvenu. À notre connaissance, aucun historien de
l'antiquité n'a mis en doute l'existence de Jésus.
Ainsi, à
la différence des historiens de notre monde de fantaisie, ceux
du monde réel n'ont pas plus de raison de douter de
l'historicité de Jésus que de celle des autres
personnages de son époque.
Ceux qui prétendent
introduire un doute quant à l'existence historique de Jésus
devrait propager ce doute à la moitié des personnages
de l'antiquité que nous connaissons.
-
Outre
les documents païens, nous avons, dans notre monde réelle, la documentation chrétienne.
Elle n'est
pas sans défaut, et comme nous l'avons dit, les informations
qu'elles donnent sur Jésus sont orientées par la
conviction religieuse. Mais ce n'est pas une raison pour la refuser
en bloc. En bon historien, nous tenons les documents chrétiens pour des
documents comme les autres, susceptibles du même genre de
critique. Mais acceptons les réserves les plus sévères,
et prenons ces documents simplement comme des témoignages
mineurs, auxquels on n'accordera créance qu'à l'unique
condition qu'ils soient confirmés par ailleurs.
Seul nous
importe alors de constater que les documents chrétiens
confirment le témoignage de Tacite et de Celse : Jésus,
appelé le Christ par ses disciples, est un juif ayant
réellement existé, et que Ponce Pilate a fait crucifié.
Nous pouvons de plus consolider la valeur de ce témoignage en
constatant que cette histoire de Jésus n'est pas le point
d'aboutissement de la théologie chrétienne, mais son
point initial : lorsque nous parlons des quatre évangiles,
nous avons en réalité quatre visions différentes
du statut divin de Jésus, alors que son existence terrestre et
son exécution sont racontées par les quatre
évangélistes. Certes il y a des divergences dans ces
témoignages, mais des divergences de détails, et rien
qui contredise la version de Tacite. Surtout, toutes les divergences
restent mineures par rapport aux divergences de théologies.
Quatre théologies différentes rattachées à
un seul homme : une autre bonne raison de penser que la vie et
la mort de ce Jésus constitue la source réelle des
développements théologiques, et non le contraire.
-
Dernière
étape, enfin, de notre retour de la fantaisie au réel :
la secte chrétienne ne s'est pas éteinte à la
fin du IIIe siècle, mais perdure jusqu'à aujourd'hui.
Longtemps
dominante sur une large partie du monde, elle a suscité et
suscite encore des mouvements de contestation et de rejet. Il
arrive même souvent que ces rejets prennent la forme d'une
passion politique, obscurcissant le jugement de ceux qui en sont
atteints. Voilà pourquoi les doutes sur l'historicité
de Jésus, qui dans notre monde de fantaisie aurait pu
légitimement alimenter les débats d'une poignée
d'historiens spécialisés, n'ont de place chez nous que
dans des divagations d'amateurs idéologiquement intéressés.
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