2- Les évangiles                                 
                   et la question de leur datation

introduction

Pour examiner si le Nouveau Testament constitue une source fiable pour l'histoire des origines du christianisme, le Cercle Zététique s'est focalisé uniquement sur les évangiles, et les aborde presque uniquement sous l'angle de la date de rédaction. C'est donc sur ce terrain que nous allons nous placer dans ce chapitre.

Notre objectif n'est pas seulement de mesurer la distance entre les théories du CZ et les positions académiques. Nous allons montrer plus fondamentalement que le CZ semble incapable de mener un débat contradictoire sur les sujets qu'il aborde : d'une part il ne présente pour sa propre thèse que des arguments grossiers et inopérants, d'autre part il semble tellement démuni face aux arguments standards qu'il préfère les passer sous silence, peut-être pour faire croire à son lecteur que les historiens ont construit une datation arbitraire sans base argumentée.

Afin de montrer au lecteur qu'il n'en est rien, nous allons commencer par faire le travail que le CZ a négligé de faire : présenter quelques uns des arguments sur lesquels repose la datation classique des évangiles. Cette étape pourra sembler longue et fastidieuse, mais elle est nécessaire si l'on veut pouvoir dans un second temps confronter les arguments du CZ avec les faits. youpla

Quelques arguments de datation

les bornes chronologiques

Donner une date précise pour la rédaction des évangiles est difficile pour au moins deux raisons. Tout d'abord, il est possible que la rédaction se soit étalée sur plusieurs années, voire sur plusieurs décennies. Par ailleurs, nous n'avons pas de témoignages directs précis sur la rédaction évangélique : tous les témoignages sont tardifs, et ils ne donnent jamais de date.

Lorsqu'ils essayent de dater un événement mal documenté, les historiens ont l'habitude de proposer un intervalle. La borne supérieure de l'intervalle est appelée "terminus a quo". C'est une date avant laquelle on estime que l'événement n'a pu avoir lieu. Par exemple, pour la rédaction des évangiles, les annéees 30 du premier siècle sont un terminus a quo : comme ils mentionnent Pilate, qui fut gouverneur de Judée entre 26 et 36, les évangiles ne peuvent pas avoir été écrits avant. Cette borne haute est donc très solide, elle est constituée de la substance même des faits.

Une borne un peu moins forte est alléguée par les historiens lorsqu'ils disent que les évangiles n'ont sûrement pas été écrits du jour au lendemain, que les premiers enseignements étaient oraux, que c'est seulement avec la disparition des premiers témoins oculaires que les récits ont commencé à être mis par écrit, et que cette rédaction a dû se faire par étape sur plusieurs années. Ces considérations nous permettent de remonter le terminus a quo aux années 50-60. Nous voyons que cette borne-ci est moins ferme que la précédente. Elle repose sur des éléments dont la plausibilité est forte (parce que les disciples de Jésus n'étaient pas des journalistes écrivant dans l'instant) mais elle n'est pas absolue.

L'autre borne de l'intervalle de datation se nomme "terminus ad quem". C'est la borne basse, la date la plus récente, celle que l'on place après la réalisation supposée de l'événement. Dans le cas des évangiles, les historiens disposent de plusieurs éléments permettant de placer des terminus ad quem.

Le papyrus P52

Le premier de ces éléments est un fragment de papyrus contenant un morceau de l'évangile de Jean. Ce fragment, dont le nom de code est "P52", n'est pas très grand. Le manuscrit est généralement daté autour du milieu du IIe siècle.

Cette borne est relativement forte, car elle repose directement sur un témoin archéologique. Par ailleurs, les historiens estiment légitime de remonter encore plus haut la rédaction, car il leur semble très peu vraisemblable que ce fragment de manuscrit appartienne aux premières copies de l'évangile de Jean.

Pour comprendre cet argument, supposons pour simplifier que la date de rédaction de P52 soit placée avec certitude en 150. Si l'évangile original a été écrit en 140, il y avait très peu de copies en circulation en 150, peut-être une vingtaine, car toute nouvelle recopie demande du temps. Si au contraire l'évangile a été écrit en 120, cela laissait le temps pour voir le document se diffuser beaucoup plus largement, à des centaines d'exemplaires.

P52 est-il un fragment préservé par chance parmi une vingtaine de copies ? Ou un fragment préservé parmi plusieurs centaines ? Sans que la première option soit impossible, c'est naturellement la seconde qui présente la meilleure vraisemblance, et de très loin. Naturellement, les chiffres que nous avons donnés ici sont fantaisistes : il est impossible d'affecter des plausibilités chiffrées. Mais c'est le raisonnement qui est important, et que les découvertes archéologiques valident : lorsqu'on connaît la date de rédaction d'une oeuvre antique, il est rarissime qu'on en retrouve des fragments recopiés au cours des décennies qui suivent.

Ainsi, la plausibilité que l'évangile de Jean soit postérieur à 120 est-elle faible. Comme Jean est considéré comme le dernier des évangiles, c'est l'ensemble des évangiles canoniques qu'on est incité à dater d'avant 120.

arguments de critique externe

Pour étayer cette borne, les historiens proposent d'autres arguments fondés sur l'examen des citations des évangiles dans la littérature chrétienne antique.

Marcion

L'un de ces arguments repose sur les fragments de Marcion qui nous sont parvenus, en particulier ceux de son "Évangélion" : les spécialistes considèrent unanimement que Marcion pour composer son Évangélion a simplement expurgé l'évangile de Luc pour l'adapter à sa propre théologie.

En dehors des arguments basés sur la comparaison des textes, l'argument qui permet d'affirmer le plus clairement la dépendance de Marcion réside dans la divergence entre la théologie de Marcion, qui rejette tout ce qui vient du judaïsme, et le contenu de l'Évangélion, qui présente un grand nombre de référence à la bible. Il y a tellement de contradiction entre l'Évangélion de Marcion et sa théologie que la seule explication que l'on puisse en donner, c'est que Marcion s'est laissé guidé par l'évangile de Luc, sous sa forme canonique ou dans une édition antérieure.

Le travail éditorial de Marcion sur l'évangile de Luc a consisté à enlever ce qui était trop ouvertement judaïsant. Ce nettoyage du texte devait cependant rester limité, car Marcion ne pouvait pas aller trop loin. Son ambition -ambition qui resta déçue- était de faire reconnaître son Évangélion comme version autorisée de la vie de Jésus. Il ne pouvait pas s'abstraire totalement des détails spécifiquement juifs de la vie de Jésus, ni des références bibliques que ses prédécesseurs avaient intégrées dans la trame évangélique, faute de quoi il ne pouvait espérer faire reconnaître son Évangélion comme une vie authentique de Jésus.

Les harmonies ; Justin Martyr, Egerton et le Diatessaron

Les historiens disposent d'un autre argument de datation par l'examen des textes de Justin Martyr. Ce dernier, dont la carrière s'étale de 140 à 165, se réfère à des "mémoires des apôtres". Les spécialistes considèrent aujourd'hui que ces mémoires des apôtres étaient une harmonie (c'est à dire un texte unique qui cherche à harmoniser, à réduire les divergences entre les évangiles). Les références de Justin ne sont pas directement extraites des évangiles, mais elles présentent de nombreux points communs avec les quatre évangiles canoniques, et souvent avec une tendance harmonisante, comme si elles essayaient de concilier les points de vue différents des quatre évangiles.

Un autre exemple d'une telle tentative d'harmonisation est le papyrus Egerton, papyrus qui présente des extraits des évangiles canoniques harmonisés avec des traditions apocryphes. Le papyrus Egerton est contemporain de P52. Toutes ces indications tendent à prouver, indépendamment les unes des autres, qu'entre 125 et 150, non seulement les évangiles sont rédigés, mais qu'ils connaissent déjà une large diffusion et une forme de reconnaissance qui incite les chrétiens à les harmoniser les uns sur les autres.

datation externe : conclusion

Nous n'avons pas développé ici tous les arguments utilisé par les historiens. Le lecteur qui souhaite aller plus loin pourra se pencher aussi sur les arguments de critique textuelle, fondée sur l'examen des différentes familles de manuscrits, qui semble-t-il plaide là aussi pour une rédaction antérieure aux années 120.

On pourrait donner d'autres exemples qui permettent ponctuellement de remonter plus haut. Par exemple, la majorité des historiens considère que la lettre de Clément de Rome date de la fin du règne de Domitien. Cette lettre contient des allusions à l'évangile de Matthieu. Pour l'évangile de Matthieu, on aurait ainsi un terminus ad quem placé au milieu des années 90 environ.

Quoiqu'il en soit, l'examen des données externes permet de conclure, avec un degré de confiance élevé, que les évangiles ont été rédigés entre 50 et 120. Cette datation, sans offrir de certitudes absolues, est néanmoins suffisamment large pour constituer une base de travail solide. La question que l'on se pose alors est d'essayer de resserrer cet intervalle en examinant les données des évangiles eux mêmes.

datation interne

Pour assigner une date plus précise à la rédaction de chaque évangile, on essaye d'identifier dans le texte l'évocation de détails historiques connus par ailleurs, qui constitueraient alors des bornes supérieures, des "terminus a quo" comme nous les avons appelés ci-dessus. Ainsi certains ont-ils essayé d'asseoir une datation sur les prophéties du siège et de la ruine de Jérusalem, qui auraient été rédigées après le siège de 70. Mais comme Jérusalem a été prise plusieurs fois durant l'antiquité, y compris avant notre ère, il est difficile d'identifier de quel siège il est question dans les évangiles.

En réalité, on ne peut faire une datation fiable que si l'on dispose d'un événement unique et imprévisible.

Or il y a dans l'histoire chrétienne un tel événement, que l'on peut dater par ailleurs : c'est la séparation entre le judaïsme et le christianisme. Après la prise de Jérusalem de 70 et la ruine du temple qui a suivi, la religion juive s'est réorganisée autour de l'autorité morale des rabbins. Alors qu'avant 70 le judaïsme était composé d'une multitude de sectes, parmi lesquelles on compte le christianisme naissant, les années qui ont suivi la prise du temple ont connu une profonde réorganisation légaliste. Ce mouvement connu sous le nom de "concile de Jabné" a entraîné l'expulsion des chrétiens de l'orthodoxie judaïque. Les historiens considèrent que ce mouvement de séparation, amorcé avant 70, aboutit à l'expulsion des chrétiens aux alentours de 85.

Or il semble que Marc et Luc écrivent avant que la rupture définitive n'aient eu lieu.

Pour Luc, c'est particulièrement clair dans le récit des Actes des apôtres qui est la suite de l'évangile de Luc, écrite par le même auteur. Pour Marc, c'est moins évident, mais si Marc est antérieur à Luc, alors il est antérieur aussi à cette rupture. Matthieu, lui, semble écrire alors que la rupture est en train de se faire : l'évangéliste manifeste encore l'espoir de convaincre ses frères juifs de la vérité du message chrétien.

Lorsque Jean écrit, la rupture est consommée. Les juifs ont intégré dans leurs prières quotidiennes une malédiction contre les chrétiens. Les judéo-chrétiens, qui prétendent que Jésus est le messie, ont été chassés de la synagogue.

Les années 80-90 constituent ainsi la charnière de la rédaction des évangiles. Matthieu et Jean sont contemporains ou postérieurs à la coupure. Marc et Luc lui sont antérieurs. A partir de ces considérations, les historiens proposent le schéma chronologique suivant : autour de 70 pour Marc, entre 70 et 85 pour Luc, entre 80 et 90 pour Matthieu, entre 85 et 110 pour Jean.

La datation que nous donnons ici n'est que l'hypothèse majoritairement défendue aujourd'hui. Elle ne possède pas le caractère d'une vérité absolue, et certains historiens proposent des dates légèrement différentes, mais il semble difficile de sortir de l'intervalle 50-120 dont nous avons parlé précédemment.

Naturellement, quand un historien propose une datation, il ne prononce pas une vérité absolue. Tous les arguments doivent être pesés, et tous n'ont pas la même force ; plus la date proposée est précise, plus il faut la considérer comme incertaine et hypothétique, et l'on peut rire, sans doute, des historiens qui donne des dates à l'année près, annonçant par exemple Marc en 67, sans nous expliquer pourquoi 67 et pas 66 ni 68. Un intervalle d'une décennie est sûrement plus raisonnable. À l'inverse, nous l'avons dit, la période large qui s'étend entre les années 50 et 120 présente un degré de confiance très élevé.

Quoiqu'il en soit, ce que nous devons retenir de notre exploration, c'est que contrairement à ce que proclame le CZ, les datations proposées par les historiens s'appuient sur des faits avérés et des considérations de vraisemblance qui s'enchaînent logiquement.

Pourquoi donc le CZ les a-t-il passés sous silence ?

Méthodes de datation du CZ

les codex du IVe siècle

Mais examinons maintenant les datations proposées par le CZ. Ce qui frappe dès l'abord, c'est que le plus ancien témoin archéologique, le fragment P52, n'est pas cité, et que les seuls témoins auxquels le CZ fait référence sont les codex Sinaïticus et Vaticanus, qui sont les plus anciens manuscrits complets, mais qui datent du IVe siècle :

Dans le cas des Évangiles, le problème de datation ressort de l'absence des originaux des documents. Les plus anciennes copies complètes, le codex Vaticanus et le codex Sinaïticus, ne remontent qu'au IVe siècle, rendant vaines analyses d'encre et études paléographiques.

Pour un regard historien, il paraît puéril de mentionner l'absence des originaux des évangiles, puisque c'est le sort commun à la totalité des oeuvres qui nous sont parvenues de l'antiquité. Tous nos témoins sont des copies de copies, et tous les manuscrits originaux sont perdus évidemment depuis longtemps. Il n'y a pas plus d'autographes des évangiles qu'il n'y en a de Lucrèce ou de Virgile, et s'en étonner doit passer au mieux pour une marque de naïveté.

D'autre part, la datation des évangiles n'a pas grand chose à voir avec l'existence des copies complètes. Les codex Sinaïticus et Vaticanus permettent d'avoir une photographie complète des évangiles à un moment donné. Mais on n'est pas obligé d'avoir une copie complète des évangiles pour avoir la certitude que les évangiles existaient au IIe siècle ; un petit fragment peut suffire à établir une certitude. En effet, si le fragment comporte suffisamment de mots dans le bon ordre, avec des intervalles dont la longueur correspond aux mots manquants, alors les papyrologues considèrent le fragment comme une empreinte fidèle du texte, qui est ainsi identifié avec certitude, exactement comme un paléontologue n'a besoin que d'un fragment d'os de mâchoire pour identifier un dinosaure.

Si l'on possède un fragment suffisamment long, qui ne peut pas appartenir à un autre texte que les évangiles, on possède alors la certitude que les évangiles existaient à cette époque. Il se trouve que de nombreux fragments antérieurs aux IVe siècle remplissent cette condition.

Nous avons déjà parlé du fragment P52, qui daterait de la première moitié du IIe siècle. Ce fragment présente en recto-verso plusieurs mots du procès de Jésus raconté par l'évangile de Jean. S'il reste des doutes quant à la date exacte de ce papyrus, les spécialistes sont unanimes pour l'attribuer à l'évangile de Jean.

Outre le fragment P52, il existe plusieurs autres papyrus datant du IIe et du IIIe siècle. Il y en a même, tels les papyrus des collections Bodmer et Chester Beatty qui sont bien plus que des fragments et présentent des parties importantes du Nouveau Testament, conforme au texte donné par les éditions modernes.

En invoquant les codex Vaticanus et Sinaïticus plutôt que le fragment P52 ou les autres témoins du IIe et du IIIe siècle, le CZ se construit un terminus ad quem plus conforme à ses propres vues. Mais le procédé n'est pas plus sérieux que s'il avait choisi la date de la bible de Gutemberg.

l'Évangélion de Marcion

Pour comprendre pourquoi il ne cite pas le fragment P52, examinons ce que le CZ nous dit de l'Évangélion de Marcion, et des rapports qu'il entretient avec les évangiles canoniques :

L'Evangélion de Marcion, écrit vers 140, les ignore [les évangiles canoniques] : on a même été jusqu'à penser que Luc l'aurait copié en se démarquant des options gnostiques de l'hérétique, ce qui est fort possible.

L'idée que Marcion aurait été la source de Luc a été avancée au début du XXe siècle par plusieurs mythistes, en particulier Paul-Louis Couchoud. Elle n'a jamais reçu la moindre confirmation de la part des historiens. La présentation qui en est faite ici est particulièrement détournée, et nous allons l'analyser pour montrer comment le CZ dissimule sa position, qui en réalité est alignée sur celle de Couchoud.

Au sujet de l'Évangélion de Marcion, une chose est sûre : il ressemble très fortement à l'évangile de Luc. Soit Marcion a copié Luc -sous sa forme actuelle ou sous une forme plus ancienne- soit Marcion a servi de modèle à Luc. Difficile d'imaginer une autre alternative.

Si le CZ se permet d'affirmer péremptoirement que Marcion ignore l'évangile de Luc, la conclusion naturelle devrait être que Luc a recopié Marcion, sans aucun doute possible. Comment comprendre alors la précaution oratoire ("on a même été jusqu'à penser que...") ? Pourquoi le CZ dissimule-t-il ainsi sa pensée ?

Malgré ses contorsions, le CZ ne peut cacher ici qu'il se range derrière Paul-Louis Couchoud et les mythistes français du début du XXe siècle qui prétendaient que Marcion était la source des évangiles canoniques. On remarquera d'ailleurs que les précautions de langage disparaîtront dans le chapitre suivant, où le CZ nous parlera de "l'Evangélion de Marcion, certainement antérieur aux Évangiles".

le CZ énonce péremptoirement une chose fausse. Nous pourrions nous contenter de rétablir péremptoirement la vérité : l'Évangélion de Marcion est postérieur à Luc, qu'il recopie en le nettoyant de ses traits juifs les plus marqués. C'est le CZ ici qui défend une position minoritaire, ce devrait être à lui d'argumenter en challenger contre le sentiment des historiens, et nous pourrions alors juger de la validité de ses arguments.

Pour aller au delà de l'autorité des historiens, nous ferons simplement remarquer que la théorie de l'antériorité de Marcion se heurte à deux objections fondamentales, et jamais résolues :

  • pourquoi Marcion intègre-t-il dans son travail tant de détails juifs et bibliques, lui qui rejette le Dieu des juifs et l'Ancien Testament ?

  • par quel retournement les chrétiens orthodoxes qui ont rejeté Marcion ont-ils néanmoins décidé de se servir de son Évangélion pour construire leurs propres évangiles ?

Pas plus au temps de Couchoud qu'aujourd'hui, les tenants de l'antériorité de Marcion jamais n'ont pu donner réponses satisfaisantes à ces deux objections. Mais les conséquences n'en sont toujours pas tirées : le CZ, comme Couchoud il y a un siècle, persiste à nier la dépendance de Marcion envers l'évangile de Luc.

Tout juste se contente-t-il d'enrober sa conviction d'un brouillard prudent ; il se réfugie derrière l'autorité d'un autre, qu'il camoufle d'un "on a même été jusqu'à penser" impersonnel, grâce à quoi il ne se sent pas tenu de nous offrir le moindre argument à l'appui de sa théorie.

Papias et Justin

Un des gros problèmes de la théorie de Couchoud évoquée par le CZ est qu'elle oblige à des contorsions sans fin. Si Marcion est l'inventeur du premier évangile, alors il faut faire disparaître tous les témoins antérieurs. Nous comprenons maintenant pourquoi le CZ a oublié de parler du papyrus P52 : l'existence de l'évangile de Jean dans la première moitié du IIe siècle est dangereux pour les vieilles constructions mythistes.

Mais il y avait encore d'autres témoins à faire disparaître ou à plier au format de la thèse mythiste. L'un de ces témoins est Papias, dont le témoignage est d'ordinaire daté des années 130-140, avec un intervalle d'erreur allant de 100 à 160. Le CZ nous le place en 150 : on n'est pas à 20 ans près, et cela permet de rejeter ce témoin après Marcion.

Le témoignage de Justin Martyr est traité avec la même désinvolture :

Il est permis de penser qu'alors ces quatre Évangiles n'ont pas une grande ancienneté, puisque St Justin les ignore, vers 160 (il ne possède que les Logia pour bâtir sa Vie du Christ). Ce qui ne signifie pas, naturellement, que tout ait été inventé après lui, mais que la construction de l'édifice évangélique n'était pas achevée lorsqu'il écrivait.

Comme nous l'avons dit plus haut, Justin a semble-t-il travaillé avec une harmonie évangélique. Tous les évangiles n'y sont pas sous la forme qu'on leur connaît aujourd'hui. Si certains savants défendent l'idée que Justin témoigne d'un texte évangélique inachevé, on reconnaît dans cette harmonie ce qui vient de Marc, de Luc, de Matthieu et de Jean.

Il est tout aussi faux de prétendre que Justin ne cite que les Logia (c'est à dire les paroles de Jésus). On trouve dans ses apologies des références à différents événements de la vie de Jésus, par exemple le baptême. Par contre, on ne trouve pas de "Vie du Christ" parmi les oeuvres de Justin.

Par ailleurs, le CZ ne prend pas seulement des libertés avec les faits, il a aussi sa manière à lui d'accommoder la logique. Qu'on en juge : même si nous admettions que Justin ne cite pas les évangiles, cela resterait un sophisme d'en conclure que "l'édifice évangélique n'était pas achevée lorsqu'il écrivait". Quand bien même les évangiles eussent été écrits depuis longtemps, Justin pouvait avoir une quantité de bonnes raisons pour ne pas les citer. Par exemple Justin pouvait les avoir ignorés. Ou bien il pouvait être gêné par le style rugueux et incorrect des évangiles, car Justin écrit un grec plus châtié. Ou bien il citait de mémoire, sans chercher à être très précis. Ou encore il cherchait à dissimuler que sur de nombreux points, les évangiles se contredisent les uns les autres. Cette dernière idée expliquerait pourquoi Justin cite les évangiles sous une forme harmonisée.

Nous sommes ainsi face à une erreur de raisonnement caractérisée, qui s'appuie de surcroît sur une prémisse fausse. Dire que Justin ne possède que les Logia est la prémisse fausse. En admettant que la prémisse soit vraie, en conclure que les évangiles sont écrits après Justin est un sophisme. A toute force le CZ tient à garantir l'antériorité de Marcion.

Tatien, Irénée et le canon de Muratori

La tentative de retarder le plus possible la date de rédaction des évangiles se heurtent encore à trois grands témoins de la fin du IIe siècle : le diatessaron de Tatien, le témoignage d'Irénée de Lyon, et le canon de Muratori. Voyons comment le CZ les accommode :

En ce qui concerne l'ordre d'apparition des Évangiles dans l'histoire, une période butoir apparaît au premier coup d'oeil : les années 170. Les quatre Évangiles sont connus du Fragment de Muratori, écrit aux alentours de cette date, du Diatessaron de Tatien, qui en fait un amalgame autour de 172, et de St Irénée, vers 185. Quel que soit le texte que l'on privilégie, il n'y a pas à revenir sur la certitude (autant qu'on peut en avoir en histoire) qu'à partir de cette période l'Église primitive connaît les récits de Matthieu, Marc, Luc et Jean et leur porte assez de considération pour les préférer à la soixantaine " d'apocryphes " qui jusque là leur était concurrents et que l'Église citait régulièrement au cours du IIe siècle.

On se demande où le CZ est allé trouver cette "soixantaine" d'apocryphes "que l'Église citait régulièrement au cours du IIe siècle", mais ce n'est pas là le coeur de notre propos. Relevons simplement que de l'aveu même du CZ, 170 est une date butoir, un "terminus ad quem" indubitable pour la rédaction des évangiles.

Si on a affaire à un "terminus ad quem", cela signifie que les évangiles sont écrits vers 170 au maximum, et non pas "au mieux", comme le prétend le CZ dans le paragraphe suivant :

Il devient donc très vraisemblable qu'à la seconde moitié du IIe siècle si des bribes d'Évangiles existent certainement, si le nom de certains auteurs leur est déjà accolé, nos quatre Évangiles ne sont pas encore définitivement constitués. Cette étape ne sera franchie, au mieux, que vers 170. Ce n'est toutefois qu'au IIIe concile de Carthage, en 397, que le Nouveau Testament prendra sa forme actuelle (sans l'Apocalypse, qui pose d'autres problèmes). Soit au IVe siècle.

Vers 170 les évangiles ne sont pas seulement connus, mais sont aussi reconnus comme sources fondatrices. Il est donc évidemment aberrant de supposer que vers 170 les chrétiens finissent la rédaction des évangiles, et commencent aussitôt à les considérer comme des textes faisant autorité : si vers 170 quelqu'un a écrit le canon de Muratori, si à la même époque Tatien produit le Diatessaron, une fusion des quatre évangiles en un seul récit, et si Irénée produit la même liste de textes quinze ans plus tard, c'est qu'à cette époque non seulement les évangiles sont terminés, mais qu'en plus leurs textes sont considérés comme dignes de confiance au quatre coins du bassin méditerranéen, donc anciens à l'échelle de mémoire d'homme.

Il est absurde d'imaginer que des chrétiens ont pu débarquer dans les communautés déjà existantes avec des évangiles nouveaux qui seraient devenus illico les textes sacrées, alors que dans le même temps, les évangiles apocryphes ou le pasteur Hermas étaient refusés par les communautés, sous le motif explicite qu'ils étaient trop récents.

Pour être considéré comme authentiques par les hommes de 170, les évangiles devaient au moins paraître anciens, et pour paraître anciens, ils devaient avoir traversé sans grande variation au moins une vie d'homme, c'est-à-dire environ 50 ans, ce qui reporte la date de diffusion des évangiles à avant 120. Nous retrouvons là la borne supérieure, le terminus ad quem raisonnable que fixent les historiens pour la rédaction des évangiles.

Quant à la mention du concile de Carthage de 397, qui fixa le canon du Nouveau Testament, on peut la faire ressortir au mieux à de la promenade culturelle. Au pire il s'agit d'une tentative de faire croire que la rédaction des évangiles s'est poursuivie jusqu'à la fin du IVe siècle, ce qui est faux.

Conclusion

Face à la datation standard des évangiles, le CZ adopte une double tactique : d'une part il tente de faire croire que cette datation ne repose sur aucun argument historique, en passant tout simplement ces arguments sous silence ; d'autre part il fait reposer sa propre datation sur l'antériorité de Marcion, antériorité déguisée sous une fausse prudence, et en réalité affirmée sans preuve. Les incohérences de cette théorie sont dissimulées par un trucage générale des faits contradictoires : escamotage d'un témoin archéologique, contrevérité au sujet de Justin, falsification des dates de Papias.

Nous voici au milieu du gué : le CZ a montré avec quelle méthode il fait de l'histoire. Le plus important n'est pas d'explorer les documents avec impartialité, mais de fabriquer des raisonnements qui permettent de prouver un résultat décidé a priori. Nous allons retrouver les même procédés dans la critique des textes qui constitue la troisième et la quatrième partie de son article.


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Références

Sur papier :
  • Encyclopédie du Christianisme Ancien - articles Marc, Evangile, Marcion, Papias...

  • La vie des évangiles - initiation à la critique des textes, M.-É. Boismard et A. Lamouille. Le Cerf, 1981

  • Initation à la critique des textes, L. Vaganay et C.-B. Amphoux, Le Cerf, 1986.

Sur la toile :
  • en premier lieu, bien qu'en anglais, le site de Peter Kirby sur la documentation du christianisme primitif. On pourra aussi jeter un coup d'oeil sur sa tentative de mesurer les incertitudes concernant la date de rédaction des évangiles.

  • De nombreux sites internet montrent des photos du papyrus P52. Nous vous conseillons celui de Hanson, dont le catalogue de papyrus par ailleurs est une référence. Si le lien précédent ne marche pas, vous pouvez essayer celui-ci, sur un site beaucoup moins sérieux, mais contenant des ressources intéressantes néanmoins.

  • La Biblioteca Classica Selecta donne un point d'entrée vers des ressources en français et en anglais.

La datation de P52 :

Notons que la datation de P52, d'abord placée autour des années 125, est repoussée de plusieurs décennies par les publications récentes,

  • autour de 175 pour : A. Schmidt, Zwei Anmerkungen zu P.Ryl.III 457, APF 35, 1989
  • autour de 150 pour :U. Schnelle, The History and Theology of the New Testament Writings, ET, London: SCM, 1998, p. 477, n. 119

(information donnée par Ron Price, Xtalk, 2002/05/01)

Annexes

Nous avons fait porter notre critique sur la méthode de datation du CZ uniquement. Ce faisant, nous n'avons pas épuisé tous les reproches que l'on peut faire aux affirmations du CZ sur les évangiles.

Ne tombons pas dans l'injustice : il y a parfois aussi dans le travail du CZ des précisions pertinentes. Ainsi par exemple la description des évangiles en couches d'époques différentes est-elle en phase avec les travaux des meilleurs spécialistes de la question. Mais ces travaux, le CZ les méprise, puisqu'il affirme aussitôt que "chaque verset a son âge" et qu'il "paraît vain de chercher à suivre leur évolution pas à pas".

Il ne faut pas voir là seulement un relativisme de mauvais aloi : le CZ une fois de plus fait ses courses, prend dans la science ce qui le sert, c'est à dire l'idée que les évangiles sont le fruit de plusieurs rédactions successives, mais refuse ce qui pourrait gêner sa théorie, et en particulier les résultats de l'analyse historico-critique des évangiles, qui généralement mettent en lumière une "théologisation" de Jésus, c'est à dire une évolution progressive de l'homme vers le mythe.

Nous pourrions exhiber ainsi un grand nombre de détails gênants, constituant autant d'échardes sur lesquelles notre lecture accroche, où sans être obligatoirement dans l'erreur, le CZ accommode les faits selon sa méthode pour leur faire servir ses vues. Nous avons retenu les plus importantes, celles pour lesquelles les approximations ou les omissions du CZ nous semble les plus propres à égarer le lecteur néophyte.

Celui qui souhaite aller plus loin dans la critique peut ainsi poursuivre sur :


les Actes des Apôtres

Le Cercle Zététique écrit :

Les sources chrétiennes dont nous disposons se réduisent au Nouveau Testament. Dans ce recueil de vingt-sept livres, seuls les quatre Évangiles (du grec eu-aggelion, " bonne nouvelle ") décrivent les épisodes détaillés de la vie de Jésus et nous entretiennent des grands traits de sa prédication. Les Actes des apôtres ne retracent que l'histoire des premières missions chrétiennes, l'Apocalypse est un livre ésotérique et les Épîtres sont des écrits épistolaires relatant les difficultés rencontrées par les apôtres dans la propagation de leur foi.

"Les Actes des apôtres ne retracent que l'histoire des premières missions chrétiennes". C'est la seule phrase que le CZ consacre aux Actes des Apôtres. Pourtant, si ces premiers chrétiens ont totalement inventé le mythe de Jésus, les Actes des Apôtres seraient sûrement un témoignage fondamental pour essayer d'éclairer leur démarche, et on s'étonne que le CZ ne s'y intéresse pas plus.

Dans une perspective historienne, les Actes des Apôtres intéresse notre examen à deux niveaux :

  • Tout d'abord, les Actes sont la suite de l'Évangile selon Luc. Peut-être même les deux livres constituaient-ils primitivement un seul ouvrage. Quoi qu'il en soit, il est certain que la même plume, ou les mêmes plumes, s'y font sentir. Par le vocabulaire, la syntaxe et les préoccupations théologiques, les deux ouvrages sont très proches. La datation de l'évangile de Luc peut donc s'appuyer sur celle des Actes des Apôtres.

  • Par ailleurs, parce qu'ils racontent la prédication des apôtres, les Actes contiennent des discours d'enseignement qui constituent des résumés de la vie de Jésus, que l'on peut comparer au contenu des évangiles.

Ainsi, la désinvolture du CZ vis-à-vis des Actes des Apôtres est tout à fait révélatrice de sa capacité à éviter les sujet gênants.


Qui a écrit les évangiles ?

On ne sait rien des prétendus rédacteurs des Évangiles, Matthieu, Marc, Luc et Jean, sinon ce qu'en rapportent d'improbables traditions qui ne s'accordent pas sur leurs origines. Les exégètes catholiques ont garanti la teneur des Évangiles par le fait que tous quatre avaient été témoins privilégiés (et certains oculaires) des événements. Rien n'est moins sûr.

Que veut dire le CZ exactement au sujet de ces "improbables traditions" sur les "prétendus rédacteurs des Évangiles" ? Il est évident que certaines traditions sont improbables. La légende dorée a brodé sur les évangéliste comme sur tous les autres héros du christianisme. Mais ce ne sont pas ces traditions tardives qui nous intéressent. Penchons-nous plutôt sur les traditions primitives relatives aux évangélistes, et examinons en quoi elles peuvent paraître improbables.

Jean

Commençons par le cas le plus difficile : celui de Jean. L'évangile de Jean est le plus mystique des quatre, et c'est celui que l'on pense écrit le plus tardivement. La tradition majoritaire l'attribue à ce Jean, fils de Zébédée et frère de Jacques, qui apparaît souvent dans les trois autres évangiles. Dans l'Évangile de Jean, l'apôtre Jean est à peine nommé, mais on voit souvent intervenir "le disciple que Jésus aimait". La tradition chrétienne a considéré très tôt que Jean et cet "apôtre bien-aimé" étaient une seule et même personne, et que cette périphrase était une forme de signature de l'évangéliste.

Mais de multiples objections ont été soulevées contre cette identification. D'abord la tradition qui fait de l'Apôtre le rédacteur du quatrième évangile, mort presque centenaire à la fin du Ier siècle à Éphèse, semble reposer sur une confusion entre Jean l'apôtre et Jean l'ancien, un autre personnage qui aurait eu un statut important dans l'église d'Éphèse, et qui pourrait bien être le véritable rédacteur de l'évangile qui porte son nom. Par ailleurs, la tradition qui confond Jean l'apôtre et Jean l'ancien est concurrencée par une autre tradition, aujourd'hui connue des seuls savants mais populaire aux premiers siècles du christianisme, tradition qui honore en Jean l'apôtre un martyr, tué par Hérode Aggripa en même temps que son frère Jacques, en 44 ap. JC. Or tous les historiens s'accordent à reconnaître que l'évangile de Jean est largement postérieur à cet événement.

Il est impossible d'exposer ici dans le détail tous les points d'interrogation autour de Jean l'apôtre, de Jean l'ancien, de "l'apôtre que Jésus aimait" et du rédacteur du quatrième évangile. Retenons simplement que le désir de donner un auteur prestigieux (Jean l'apôtre) à un évangile plus tardif constitue la raison la plus probable de l'existence de cet embrouillamini : c'est parce que les données sur Jean l'apôtre ne correspondaient plus avec les autres traditions que celles-ci se sont transformées jusqu'à former le noeud gordien que nous connaissons aujourd'hui. De fait, les débats âpres que les spécialistes entretiennent sur le sujet laissent penser qu'aucun consensus ne verra le jour sur ces questions avant longtemps. Sur ce point, nous savons que nous ne savons rien, mais nous suspectons fortement une manipulation, et à tout le moins, les traditions concernant la vieillesse de Jean l'apôtre doivent être tenues pour hautement suspectes.

Matthieu

Le cas de Matthieu est plus simple, même si l'on retrouve un point commun avec Jean : d'après la tradition, tous les deux sont apôtres : ils font partie du petit nombre de disciples tout proches de Jésus. Ce statut de témoin privilégié peut laisser imaginer que le nom de Matthieu, comme celui de Jean, a été utilisé pour authentiquer -c'est-à-dire pour faire paraître authentique- un évangile qui étaient en fait postérieur.

Sur Matthieu, par contre, contrairement à Jean, nous avons très peu de tradition. Matthieu, sans être un apôtre mineur, n'a pas une grande importance dans les évangiles. On y apprend qu'il fut publicain, c'est à dire fermier des impôts. En tant qu'évangéliste, il nous est connu par une citation de Papias, évêque d'Hiérapolis cité par Eusèbe. Selon cette tradition, Matthieu aurait écrit son évangile en araméen ou en hébreu, et "chacun aurait traduit comme il pouvait". L'évangile selon Matthieu que nous connaissons serait alors une des traductions de la rédaction de Matthieu. Il n'y a rien d'improbable à cela.

Si nous restons circonspect malgré tout quant à la véritable identité du rédacteur de l'évangile selon Matthieu, c'est uniquement parce que, comme nous l'avons dit, il était tentant, à toutes les époques, d'attribuer à un apôtre une oeuvre tardive.

Nous fonctionnons ici sur un pur soupçon : nous n'avons aucune preuve, ni même le plus petit commencement d'indice que cet évangile puisse ne pas être de Matthieu. Les maigres données que nous avons sont en faveur de l'authenticité. Nous restons méfiant uniquement parce que nous savons qu'un évangile tardif avait intérêt à se placer sous le patronage d'un apôtre. Autrement dit, pour condamner l'authenticité matthéenne, nous avons trouvé un mobile, il reste à prouver qu'il y a eu crime.

Pour Matthieu, nous venons de le dire, la seule raison de penser que l'évangile est inauthentique, c'est qu'un faussaire avait intérêt à alléguer la signature d'un apôtre. Encore fallait-il que cet apôtre fût connu, et considéré comme un personnage important de l'église primitive. Or les seuls documents qui font référence à Matthieu, ce sont les autres évangiles. Si le nom de Matthieu pouvait servir d'autorité aux premiers faussaires chrétiens, à quel titre était-ce, si ce n'est pas en tant qu'apôtre témoin directe de Jésus ? Et si les premiers chrétiens connaissaient le nom de Matthieu, où l'avaient ils trouvé sinon dans les autres évangiles ?

Refuser l'authenticité de Matthieu revient donc à renforcer l'autorité précoce des autres évangiles.

Marc et Luc

Regardons maintenant les deux derniers évangélistes, Marc et Luc. Que nous disent les traditions chrétiennes à leur sujet ? Le plus important, c'est que ces deux-là ne sont pas des apôtres. Il n'y a quasiment aucune tradition sur eux, en dehors de leur lien avec Paul et avec Pierre. Ils font partie de la deuxième génération chrétienne, celle qui n'a jamais connu Jésus, qui était de langue et de culture grec. Marc serait le Jean-Marc qui apparaît dans les lettres de Paul. Il aurait ensuite écouté l'enseignement de Pierre, et composé son évangile d'après les souvenirs de l'apôtre. Luc serait le " bon docteur " qui aurait accompagné Paul dans certains de ses voyages.

En dehors des légendes tardives et des amplifications merveilleuses que tous les historiens rejettent, nous ne connaissons rien de plus sur Marc et Luc. Non seulement ces modestes renseignements ne présentent rien d'improbable, mais bien plus, leur modestie même plaide pour leur authenticité : lorsqu'au IIe siècle les chrétiens se sont mis à faire circuler des textes apocryphes, ils les attribuaient à des personnalités plus prestigieuses : Philippe, Thomas, Pierre, tous trois apôtres, ou Marie de Magdala, à qui, selon l'Évangile, Jésus pardonna ses péchés. A côté de ces signatures prestigieuses, celles de Marc et Luc font pâle figure.

Est-il vraisemblable d'imaginer que des faussaires auraient choisi des références de second ordre ? Est-il vraisemblable de prétendre que les chrétiens auraient accepté comme authentiques les textes de ces faussaires alors qu'ils ont refusé plusieurs apocryphes à la signature plus recommandée ? Dans les deux cas, la réponse est non.

Pour Marc comme pour Luc, le motif même de la fraude disparaît. Certes, sur Marc et sur Luc, nous disposons de très peu de renseignements. Mais la faiblesse même de ces renseignement est en réalité une force : une fois encore, il serait vain de demander que l'histoire eût retenu sur ces deux-là plus que ce qu'elle a retenu.

Cet argument simple n'est pas nouveau, puisqu'on le trouvait déjà en 1924 sous la plume de Streeter. Pour cet auteur, la charge de la preuve dans la recherche de l'authenticité revient à celui qui défend les attributions apostoliques (Jean et Matthieu) et à celui qui attaquent les attributions non-apostoliques (Luc et Marc).

Objections mythistes

Il est toujours possible que l'évangéliste Marc et le Jean-Marc cité par Paul soient deux personnes différentes que la tradition aurait confondu, et que Luc l'évangéliste ne soit pas non plus le "bon docteur Luc" des épîtres.

Rien ne s'oppose à cette hypothèse, celle de l'existence d'un autre Luc et d'un autre Marc, auteurs des évangiles et sans lien avec les précédents. Notons simplement que cette hypothèse ne s'appuierait sur aucun élément tangible, et qu'elle ne repose que sur le désir têtu des mythistes de nier la transmission apostolique au Ier et au IIe siècle.

Quant à l'hypothèse d'une attribution de complaisance, elle manque totalement de crédibilité, pour la simple raison que la fraude sur les noms de Marc et Luc était sans enjeu : quel profit le faussaire aurait-il retiré de son attribution à un personnage sans autorité reconnu ? Car l'autorité de Luc et de Marc n'existe que du jour où leur évangile s'est répandu et a été accepté de tous. Avant d'être évangélistes, Marc et Luc ne sont que de brèves mentions dans les lettres de Paul, moins importants par exemple que Philémon ou Tite qui font partie des destinataires de ses courriers. Quel profit un faussaire aurait-il trouvé dans une fausse attribution à ces figures sans consistance ? Pour quelle raison un faussaire n'aurait-il pas plutôt choisi les apôtres, ou les personnages principaux des lettres de Paul, ainsi que l'ont fait les apocryphes ?

Conclusion

Ainsi, les maigres renseignements que la tradition rapporte sur Marc et Luc, par leur parcimonie même nous incitent à penser qu'ils sont authentiques, et que ce Jean-Marc et ce Luc mentionnés par Paul sont bien les auteurs, au moins pour partie, des évangiles qui portent leur nom.

Encore une fois, nous n'avons pas montrer ici que les évangiles selon Marc et Luc sont obligatoirement de la main de Luc et de Marc. Nous montrons simplement que les "improbables traditions" allégués par le CZ peuvent se révéler moins improbables que les élaborations mythistes.

Le lecteur pourra se dire que nous faisons beaucoup de bruit pour pas grand chose en focalisant notre critique sur un aspect de faible intérêt, sans grands enjeux. Mais c'est justement sur ces points sans enjeu que nous pouvons le plus facilement illustrer les biais de la méthode du CZ. Le mot "improbable" utilisé par l'auteur de l'article n'est pas innocent, et il vise à disqualifier en bloc des données qui même tardives, sont un reflet de la réalité.

Pour bien des époques obscures, l'historien manque de sources notariées. Quelque soit la fragilité de la tradition, elle offre alors à l'historien qui sait la lire une source de renseignements sans prix. Les traditions concernants les origines du christianisme entrent naturellement dans cette catégorie.


La datation théologique et linguistique

Le CZ écrit :

Il apparaît néanmoins qu'entre la rédaction initiale des plus vieilles unités, leur rassemblement et leur composition définitive, les étapes se multiplient - et le temps s'allonge. De nombreux passages ont un caractère trop théologique pour être d'origine : la formule trinitaire de Matthieu, par exemple, suppose une élaboration doctrinale invraisemblable dans les premières communautés; le Tu es Petrus, ignoré au IIe siècle par les docteurs et les apologistes comme Clément d'Alexandrie ou Irénée de Lyon, implique un certain développement de l'institution ecclésiale etc.

Les arguments de datation basée sur la théologie sont assurément les plus complexes qui soient, et ils ne sauraient avoir l'autorité définitive que le CZ voudrait leur donner. Ici par exemple, le "Petrus es" que nous interprétons dans un cadre catholique romain, a fort bien pu voir le jour au Ier siècle dans le cadre d'une polémique entre les successeurs directs de Pierre à Antioche et ceux de Jacques à Jérusalem. Si la formule est ignorée au IIe siècle à Alexandrie ou à Lyon (argument du silence), c'est qu'elle était inutile aux débats théologiques de cette époque-là.

Il se trouve que vers les années 80-90, les juifs chassés de Jérusalem en 70 et qui avait fondé un centre d'enseignement à Yabné, ont profondément réformé le culte juif pour l'adapter à l'interdiction des sacrifices à Jérusalem. C'est à cette époque aussi que les chrétiens, considérés comme hérétique par les rabbins, sont exclus des synagogues. Nous avons dit comment les évangiles portent le reflet de cette coupure entre judaïsme et christianisme. Portent-ils la trace des événements du IIe siècle ? On est en peine de dire lesquels.

Un phénomène intéressant de la langue grec au IIe siècle est la diffusion des atticismes, qui sont des résurgences du vocabulaire athénien dans la langue grecque. Certes, cette tendance est sensible déà au Ier siècle, mais de manière moins prononcée qu'à la période suivante, Certes, cette tendance est caractéristique des milieux littéraires, mais il ne serait pas aberrant que les évangiles en comportent quelques uns. Ou à défaut la trace de quelque autre détail caractéristique de cette époque.

Les seules détails du IIe siècle que les mythistes arrivent à débusquer dans les évangiles sont des références théologiques. Mais ces références théologiques ne datent du IIe siècle que par la volonté des mythistes eux-mêmes : rien de plus difficile à dater que les évolution théologiques. La méthode mythiste, qui consiste à utiliser la théologie pour dater les évangiles, et les évangiles pour dater la théologie, ne repose sur aucune base solide.

 
 




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