L'énigme de Jésus, de Patrick Dupuis

Introduction

Patrick Dupuis se présente comme ingénieur de profession et historien amateur. Son site intitulé "L'énigme de Jésus" propose une lecture synthétique du Nouveau Testament, au fil de laquelle il essaye de mettre en avant la thèse de l'inexistence de Jésus. Nous nous intéresserons tout d'abord à la façon dont Patrick Dupuis pose le problème, puis nous nous pencherons sur un exemple d'argumentation, celle qui tourne autour de Jean le Baptiste. Nous pourrons ainsi examiner comment s'applique la méthode définie par notre auteur.

Les trois paradigmes

Pour aborder le problème de l'historicité de Jésus, Patrick Dupuis nous demande de comparer trois points de vue différents : un "paradigme chrétien" (Jésus le Dieu), un "paradigme rationaliste" (Jésus l'homme) et un "paradigme mythiste" (Jésus le mythe). Cette définition du problème est dangereuse, car elle ne rend absolument pas compte des positions réelles des "paradigmes" présentés, et elle masque en définitive la question de fond de l'historicité.

À lire Patrick Dupuis, on a l'impression que les conditions humaines et divines s'excluent mutuellement. Or cette opposition est abusive. Elle est abusive d'abord pour la majorité des chrétiens, chez qui Jésus n'est pas seulement Dieu, mais est aussi un homme ("Homme, pleinement homme et Dieu, pleinement Dieu") et un homme inscrit dans l'histoire ("crucifié sous Ponce Pilate, il souffrit sa passion etc). L'opposition est abusive aussi pour la majorité des rationalistes athées, qui considèrent Jésus comme un homme, mais qui ne méconnaissent pas qu'il fut très vite honoré comme un dieu. La différence entre les points de vue rationaliste et chrétien, c'est que le second tient la divinité de Jésus pour une invention humaine, postérieure, alors que le premier y voit une vérité éternelle. Mais leur point de vue sur l'historicité de Jésus est globalement la même.

Dans son introduction, Patrick Dupuis se donne l'ambition de ne traiter que du problème historique, qu'il demande de distinguer du problème religieux. En renvoyant les chrétiens à un Jésus purement divin, Patrick Dupuis place d'emblée leur point de vue hors du champ de l'histoire. Si dans ce "paradigme chrétien" Jésus est seulement Dieu, comment pourrait-on tenir un discours historique à son sujet ? En confinant la vision chrétienne de Jésus à une pure divinité, Patrick Dupuis la transforme en caricature, un repoussoir au service de sa propre vision mythiste.

La tripartition mise en avant par Patrick Dupuis dissimule en fait une confusion entre des débats de natures totalement différentes : il y a d'une part le débat religieux (Jésus est-il Dieu fils de Dieu ? et plus fondamentalement : Dieu existe-t-il ?) et d'autre part le débat historique (Jésus est-il un personnage historique ?). La tripartition de Patrick Dupuis montre dès l'introduction qu'elle ne peut servir à résoudre un problème historique, et qu'elle autorise dans la suite de la démonstration toutes les confusions entre histoire et religion.

La Bibliographie

Cette impression de confusion est largement confirmée par un coup d'oeil jeté sur la "documentation" proposée en annexe du dossier.

Patrick Dupuis y produit 18 références vers des sites ou des auteurs imprimés. Si l'on écarte les documents "généralistes" (comprenant une référence à la bible de Jérusalem), Patrick Dupuis dans son examen de l'existence de Jésus s'est appuyé sur 6 références "mythistes", 2 "rationalistes" et 4 références "chrétiennes".

La pertinence de ces références pour le problème de l'historicité de Jésus ne paraît pas évidente au premier coup d'oeil :

  • Parmi les rationalistes, on trouve Gérard Messadié, qui n'est pas historien, mais journaliste et romancier. Ces ouvrages sur Jésus sont de pures fantaisies, et n'ont rien à voir avec l'Histoire. Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage, et il est évident que choisir un tel adversaire pour représenter l'historicité de Jésus est sûrement le meilleur moyen de ne pas courir de risque.

  • Ernest Renan est enrôlé sous la bannière du paradigme chrétien ; il y a de quoi faire se retourner dans leurs tombes respectives le grand écrivain et les papes qui condamnèrent ses travaux.

  • Parmi les défenseurs du paradigme chrétien, notons encore la présence de Blaise Pascale, référence honorable, certes, mais dont la pertinence dans l'étude de l'historicité de Jésus nous laisse dubitatif.

  • Parmi les mythistes, on remarque le nom de Wells, dont Jeffery Jay Lowder (qui figure chez Dupuis comme référence rationaliste) nous apprend qu'il a publié récemment une retractatio partielle.

  • Si l'on se restreint aux publications contemporaines, on trouve face à 6 auteurs mythistes, 2 auteurs rationalistes (dont le fameux Messadié) et deux auteurs chrétiens (dont Josh Mac Dowell, apologiste et tête de turc des rationaliste athées américains).

Au delà de la revue de détail, la documentation de Patrick Dupuis se distingue par son absence de référence à des travaux d'historiens de premier plan ou de spécialistes reconnus (à l'exception, dans la documentation générale, du très controversé "Jesus Seminar" et de la Bible de Jérusalem en livre de Poche).

Alors que confronté à l'introduction nous nous interrogions sur la validité d'une tripartition de la question entre paradigmes "chrétien", "rationaliste" et "mythique", nous avons ici l'impression que Patrick Dupuis lui-même n'arrive pas à maîtriser le contenu de ses paradigmes. Ici aussi, l'utilisation des paradigmes de Patrick Dupuis semble artificielle et plaquée.

L'examen d'un exemple particulier, celui de Jean le Baptiste, va confirmer cette impression, et nous montrera que les trois paradigmes sont plus une astuce rhétorique qu'un outil méthodologique efficace.

Jean le Baptiste

Patrick Dupuis écrit :

Jean le Baptiste annonce l'arrivée de Jésus en des termes sans équivoque (Matt 3-11):Il baptise les gens mais son baptême dans les eaux du Jourdain n'est que le prélude de celui que Jésus effectuera avec l'esprit saint.[..]
Nous passerons sur [le récit de la nativité de Jean] qui n'est pas sans rappeler toutes les naissances extraordinaires auxquelles l'Ancien Testament nous a habitué (Sarah ou la mère de Samson par exemple);Ce qui est ici troublant c'est le rôle énigmatique que les évangélistes font jouer au personnage de Jean le Baptiste. En effet en fonction des éléments cités ci-dessus on pourrait s'attendre à ce que jean le Baptiste soit le premier disciple de jésus lui qui connaît si bien la mission de ce dernier y ayant été préparé en quelque sorte depuis sa naissance. Or curieusement Jean le Baptiste ne fera même pas partie des douze et doutera même un moment de Jésus (lorsqu'il enverra quelqu'un demander à Jésus s'il est vraiment le Messie Luc 6-19).
Ces contradictions sur le fond se retrouvent chez les trois évangélistes (la concordance des trois récits est tellement frappante qu'il ne s'agit évidemment pas de témoignages indépendants).
Jean le Baptiste annonce la venue de Jésus mais en même temps ne le suit pas.
Si Jean le Baptiste a réellement existé (son existence n'est guère plus certaine que celle de jésus mais comme son rôle est relativement secondaire il n'est pas nécessaire de la mettre en doute) son attitude demeure énigmatique tant dans le paradigme chrétien que dans le paradigme rationaliste.

Pour les historiens, l'attitude de Jean le Baptiste n'a rien d'énigmatique. Il est chef de secte. Il baptise les foules qui viennent le voir et sur lesquelles il semble avoir eu une influence morale. Il n'a aucune raison de prêter allégeance auprès de ce Jésus, un quidam parmi la foule, quelqu'un qui n'a même pas encore commencé à faire parler de lui. Jean le Baptiste reste chef de sa secte, et ce n'est que lorsque Jésus commence à avoir du succès que Jean envoie ses disciples pour se renseigner sur ce nouvel agitateur qui commence à marcher sur ses brisées.

Mais alors, pourrait nous objecter Patrick Dupuis, Jean le Baptiste annonçant l'arrivée de Jésus, ça ne rentre pas dans votre histoire. Effectivement, répondra l'historien, cette histoire du baptême de Jésus par Jean est probablement une construction chrétienne postérieure, destinée à récupérer dans le christianisme naissant les disciples que Jean le Baptiste avait laissé derrière lui.

Ainsi donc, l'attitude de Jean le Baptiste n'a rien "d'énigmatique" si on considère que certes le récit du baptême de Jésus est une construction théologique postérieure, mais qu'elle devait composer avec la réalité des faits, débouchant sur cette incohérence : Jean le Baptiste salue la suprématie de Jésus lors de son baptême (ceci est la construction théologique) mais continue à avoir ses propres disciples sans se mêler à ceux de Jésus (et ceci doit être la réalité historique).

On remarque donc que Patrick Dupuis a bâti sa contradiction non pas sur un renseignement fiable, mais sur un détail en lui-même peu probable : le baptême de Jésus par Jean le Baptiste, s'il a eu lieu, n'a sûrement pas donné lieu à la scène d'allégeance telle qu'elle est racontée dans les évangiles.

Mais on peut aller plus loin : lorsqu'il prétend que l'attitude de Jean le Baptiste "demeure énigmatique tant dans le paradigme chrétien que dans le paradigme rationaliste", Patrick Dupuis oublie totalement de nous dire pourquoi cette attitude n'est pas énigmatique dans son "paradigme mythiste".

Pourquoi donc, selon le paradigme mythiste, les auteurs du mythe de Jésus ont ils inventé un Jean le Baptiste qui salue la préséance de Jésus, mais qui ne le suit pas comme disciple ? Pourquoi avoir donné à Jean le Baptiste une attitude si peu conforme à la suprématie de Jésus ?

A cette question, l'historien répond que les évangélistes ne pouvaient pas raconter que Jean le Batiste devint un disciple de Jésus, parce que beaucoup de monde à l'époque savait que ce n'était pas vrai. Cette explication est simple. Elle cadre avec l'existence de Jésus et de Jean le Baptiste. A contrario, ceux qui refusent leur existence se trouvent face à une difficulté à laquelle Patrick Dupuis ne répond pas.

Autrement dit, on constate que la situation est exactement l'inverse de celle que décrit Patrick Dupuis : le "paradigme mythique" se heurte à une incohérence, et seule une analyse historique, distinguant la construction théologique des faits sous-jacents, permet d'expliquer cette incohérence des textes. Si l'on s'enferme dans une explication à un seul niveau ("tout est vrai", ou bien "tout est mythe") l'incohérence persiste. La difficulté se résout par contre si l'on accepte de voir dans les textes évangéliques le mélange d'événements réels et de constructions théologiques ou apologétiques.

Doutes sur l'existence de Jean le Baptiste

Nous voulons enfin dire un mot sur les doutes que Patrick Dupuis introduit quant à la personne de Jean le Baptiste : "son existence n'est guère plus certaine que celle de jésus mais comme son rôle est relativement secondaire il n'est pas nécessaire de la mettre en doute".

Implicitement, nous devons comprendre que Patrick Dupuis juge nécessaire de mettre en doute l'historicité de Jésus parce que contrairement à Jean le Baptiste, le rôle joué par Jésus est principal. Mais en quoi, devons nous alors nous demander, le rôle de Jean le Baptiste est-il secondaire, et en quoi celui de Jésus est-il principal ?

D'un pur point de vue historique, Jésus et Jean le Baptiste présentent à l'historien une surface sociale comparable, et ils ont historiquement un destin similaire. Petits agitateurs religieux dans un contexte tendus, ils laissent aller imprudemment leur langue et ils font une mauvaise fin. Pour un historien, Jésus et Jean le Baptiste sont des personnages fort proche. Ce n'est que longtemps après que les disciples de Jésus ont fini par constituer une religion dominante, dans laquelle ceux de Jean ont fini par se fondre, et que le souvenir de Jésus a pris le pas sur celui de Jean le Baptiste. Ainsi, la différence de traitement que Patrick Dupuis se permet entre Jésus et Jean le Baptiste ne repose pas sur la réalité historique de leur génération, mais sur des événements qui sont largement postérieurs. Comment dire autrement que le critère appliqué par Patrick Dupuis repose sur un anachronisme ?

Le soupçon qui nous vient aussitôt, c'est que la nécessité d'une mise en doute de l'existence de Jésus n'est pas de nature historique, mais purement idéologique. Ce travers revient dans de nombreuses productions mythistes qui ne peuvent s'empêcher d'évoquer l'inquisition, Mère Teresa et l'Opus Dei sur la question de l'inexistence de Jésus. Ces cas-là s'accompagnent généralement d'un ressentiment anti-chrétien évident.

Patrick Dupuis ne manifeste pas ce genre de d'animosité. Nulle trace chez lui de cette hargne contre les religions en général et contre le christianisme en particulier qu'arborent tant de pseudo-rationalistes. Patrick Dupuis n'est pas un bouffeur de curé, et sa prose nous semble en fait plus symptomatique d'une ignorance radicale de l'étude historique des faits religieux. C'est, pensons-nous, parce qu'il ne connaît pas la religion, ou qu'il en a une vision terriblement réduite, qu'il manque à comprendre la logique de certains textes, et qu'il voit dans le paradigme "mythique" la solution universelle des incohérences trouvées dans les textes religieux.

Conclusion

Au sein de la production mythiste sur internet, le site de Patrick Dupuis se distingue par son absence totale d'hostilité au christianisme. Son ton reste toujours neutre, et il ne présente ni les connotations péjoratives envers le christianisme, ni les dérives vers la critique anticléricale que l'on trouve chez la plupart des défenseurs de la thèse du mythe.

Néanmoins, sa décomposition du problème en trois paradigmes constitue un biais méthodologique important qui l'empêche d'aborder franchement le problème de l'historicité, et qui entraîne mécaniquement l'impossibilité de distinguer le problème historique du problème religieux.

Il n'était pourtant pas difficile, pour quelqu'un qui pratique internet, de rechercher un site web tenu par un historien, et de lui demander de valider le travail. À tout le moins aurait-il évité les maladresses les plus évidentes (nous nous sommes amusé, quant à nous, de découvrir que Pline le Jeune fut "gouverneur de Béthanie").

Le travail de Patrick Dupuis manifeste plus de gaucherie que d'intention de mal faire. Persuadé que Wells, Doherty et consorts sont des historiens, Patrick Dupuis s'est contenté de leur point de vue sans essayer de les confirmer par ailleurs. Il a bâti là-dessus son système, mais ce dernier se développe en dehors de toute méthode historique.

 
 




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