On aurait voulu faire une caricature du
mythisme qu'on n'aurait pas fait mieux : pour l'auteur qui se
cache derrière ce pseudonyme de Hereses, la vie terrestre de
Jésus est une invention du moyen age. Cette conclusion peut
sembler étrange lorsqu'on connaît les traces
scripturaires du christianisme datant du premier millénaire.
Mais la théorie, aussi déconnectée soit-elle des
faits, ne fait qu'utiliser les recettes habituelles du mythisme en
les poussant simplement au bout de leur logique.
Pour lui, la crucifixion de Jésus
est donc une invention du moyen age. Manifestement, cet élève
de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes n'a jamais entendu parler des
nombreux codex qui nous sont parvenus, datant de l'antiquité
tardive ou de l'époque carolingienne, présentant les
quatre évangiles racontant tous quatre la résurrection.
Ou peut-être estime-t-il que ces codex sont des faux ?En
tout cas, il n'en dit mot. Cela suffit à signifier la
plaisanterie.
Nous proposons une analyse de deux
petits extraits. Le premier est un exemple d'utilisation abusive de
l'argument du silence, dont Hereses fait un usage caractéristique.
Il l'applique ici à l'absence de représentation de la
crucifixion dans l'iconographie byzantine.
La crucifixion dans l'iconographie byzantine
Analysant l'iconographie des premiers
siècles du christianisme qui montre le Christ en gloire, y
compris sur la croix, et ne présente jamais d'image du
crucifié souffrant, Hereses demande :
Quel rapport pouvait-il y avoir entre
ces diverses illustrations d'un même thème de gloire
éternelle, et des textes sacrés décrivant la
passion d'un homme-dieu? Aucun assurément. La conclusion
provisoire à tirer s'énonce aisément: les
évangiles de ces temps ne contenaient pas de scènes-doloristes
relatives au supplice de la croix.
Il nous semble difficile de construire
une argumentation rigoureuse à partir de l'iconographie
byzantine sans évoquer les controverses de la crise
iconoclaste. Celles-ci ont pu influer sur les représentations
du christianisme à Byzance, en particulier contre les
représentations, par nature figurative, des épisodes de
la vie de Jésus. De même, le statut théocratique
du pouvoir byzantin peut expliquer la prévalence de
représentations glorieuses du Christ (Christ Pantocrator) contre
les représentations de Jésus en condamné à
mort. Nous ne prétendons pas mener ici une analyse de l'art
byzantin, mais soulever quelques détails de contexte dont
l'absence dans l'analyse de notre auteur permet d'expliquer ses
curieuses conclusions.
Hereses s'appuie ici sur l'argument du
silence, sans aucun respect des précautions méthodologiques
qui devrait accompagner sa mise en oeuvre. Cet argument du silence
fonctionne sur l'idée qu'un auteur ou un document aurait dû
parler de tel ou tel chose, et que s'il ne le fait pas, on doit y
voir une anomalie. Pour que l'argument du silence soit valable, il
faut donc que celui qui l'utilise prouve l'anomalie du silence.
L'argument du silence n'est pas
considéré comme un argument fort en histoire, et il
doit être manié avec précaution, car il n'est pas
évident d'envisager tous les motifs qui permettraient
d'expliquer pourquoi un document est silencieux sur un sujet donné.
Le document n'est il pas tronqué, l'auteur avait-il
connaissance de ce fait, avait-il des raisons d'en parler, ne
l'a-t-il pas fait en une autre occasion... ? La palette des
raisons permettant d'expliquer simplement le silence d'un document
est très large, et l'historien le plus scrupuleux peut
toujours en oublier. Voilà pourquoi l'argument du silence doit
toujours être utilisé avec prudence par l'historien, et
pris cum grano salis par le lecteur.
Les mythistes ne s'embarrassent pas de
prudence, et nous en voyons un ici qui ne cherche même pas
d'explication alternative à l'absence de représentation
de la crucifixion dans l'art byzantin : si les représentations
de la crucifixion manquent, alors la crucifixion n'est pas connue à
cette époque. On pourrait démontrer sans plus
d'invraisemblance que si les artistes précolombiens n'ont pas
laissé de représentation de la parturition humaine,
c'est qu'ils devaient probablement naître dans des oeufs.
Une lecture de Pierre le Vénérable
Rappelant que Pierre le Vénérable,
abbé de Cluny au XIIe siècle, demande à ses
contemporains de ne pas persécuter les juifs qui sont pour les
chrétiens le rappel de la mort du Christ, Hereses demande :
Mais qu'était-il besoin de transformer les
Juifs en mémento perpétuel de la mort du Seigneur ?
N'a-t-on pas depuis onze siècles les évangiles ? Leur
lecture ne suffirait-elle pas à nous rappeler continuellement
le drame de la Croix ? Leur témoignage de " Livres sacrés
", inspirés par l'Esprit Saint, ne serait-il plus
crédible ?
La solution avancée par Pierre le
Vénérable ne peut s'appuyer que sur une seule
constatation: le silence absolu des évangiles, à ce
sujet-là, en ce moment là.
Cette démonstration mérite
que nous nous y arrêtions afin d'en considérer tous les
termes, car elle concentre en quelques lignes au moins deux sophismes
couramment utilisés par les mythistes, et plus généralement
par les amateurs d'histoire frelatée.
1- Le memento perpétuel de la crucifixion
Il n'est pas illégitime de
s'interroger sur les buts que poursuit Pierre le Vénérable
lorsqu'il fait du peuple juif un témoignage de la crucifixion.
Quelles sont ses motivations, quels sont les objectifs qu'ils visent
exactement avec cet argument ?
Mais, par la forme donnée à
cette question ("...qu'était-il besoin de transformer les
Juifs en mémento perpétuel de la mort du Seigneur ?")
et par l'enchaînement de questions qui suivent ("N'a-t-on pas
[...] les évangiles ? Leur lecture ne suffirait-elle pas[...] ?")
Hereses détourne l'interrogation et la restreint, en essayant
de faire croire que si Pierre le Vénérable transforme
les juifs en memento de la crucifixion, c'est qu'il a besoin du
memento en tant que tel. Ce faisant, Hereses invente un problème
factice qu'il substitue au problème auquel Pierre le Vénérable
était réellement confronté.
En effet, le vrai problème
auquel Pierre le Vénérable cherche à répondre,
c'est celui du statut subalterne des juifs dans la société
chrétienne du XIIe siècle et des persécutions
qu'ils subissent. Pierre le Vénérable, en défenseur
de l'ordre établi, tient une position modérée
sur ce point. Il recommande une forte domination des juifs par les
chrétiens, mais il est contre les massacres, et il cherche des
arguments propres à convaincre les chrétiens les plus
fanatiques.
Et la "solution" qu'adopte
l'abbé de Cluny, c'est justement de présenter les juifs
comme des témoins de la crucifixion. Des témoins malgré
eux, certes, mais des témoins malgré tout. Pierre le
Vénérable voudrait que les chrétiens voient les
juifs comme une sorte de relique, et que ce statut de relique les
protègent des exactions et des crimes de masse.
Ainsi, si Pierre le Vénérable
transforme les juifs en memento de la crucifixion, ce n'est pas pour
disposer d'un memento de la mort de Jésus, mais pour que
transformés en memento, les juifs s'en trouvent comme
sacralisés, et ainsi protégés des atrocités
commises à l'époque par certains chrétiens. Ce
n'est pas le memento en tant que tel qui intéressait Pierre le
Vénérable, mais la protection que son exégèse
doit apporter aux juifs, dans le cadre d'un problème d'ordre
public.
En laissant croire le contraire, en
transformant ce problème d'ordre public en un problème
purement théologique, Hereses occulte la préoccupation
première de Pierre le Vénérable, qui est la
place des juifs dans la société chrétienne du
XIIe siècle. La lecture qu'il propose de l'ouvrage de l'abbé
de Cluny est un contresens complet.
2- Une exclusive abusive
Même si nous pouvions admettre
que Pierre le Vénérable recherchait effectivement dans
le peuple juif un témoignage de la crucifixion, le
raisonnement d'Hereses resterait construit sur un sophisme.
En effet son raisonnement est basé
sur l'idée que si PLV est allé chercher un témoignage
de la crucifixion chez les juifs, c'est que nécessairement ce
témoignage ne se trouvait pas dans les évangiles. Et si
au XIIe siècle les évangiles portaient témoignage
de la crucifixion, alors il n'y avait pas besoin d'en chercher une
confirmation supplémentaire dans l'existence des juifs :
un seul témoignage, celui des écritures sacrées,
aurait dû suffire. Ainsi, selon Hereses, le témoignage
des évangiles et celui du memento des juifs sont exclusifs. On
n'aurait pas eu besoin du second si le premier avait été
disponible.
Cette exclusive ne repose évidemment
sur aucune base solide. Il suffit pour s'en convaincre de penser à
l'appétit que les chrétiens manifestaient pour les
reliques, ces témoignages supplémentaires de la vie du
Christ et des saints. Demander que le chrétien du moyen age
s'en tienne à une seule preuve, c'est comme lui demander de
cracher sur la Sainte Croix le jour où il trouve un clou de la
crucifixion. En réalité, il n'y a aucune raison pour
que, connaissant la crucifixion par les évangiles, les hommes
du moyen age aient alors méprisé les autres témoignages
portés à leur connaissance. Tout le raisonnement de
Hereses repose sur une exclusive artificielle, une pétition de
principe démentie par les faits.
3- Une curieuse constatation
Nous avons montré que lorsqu'il
parle de la "solution avancée par Pierre le Vénérable",
Hereses se réfère à un problème qu'il
invente et attribue faussement à l'abbé de Cluny.
Arrêtons nous maintenant sur la façon dont il introduit
sa conclusion : "La solution avancée par Pierre le
Vénérable ne peut s'appuyer que sur une seule
constatation: le silence absolu des évangiles, à ce
sujet-là, en ce moment là." Nous sommes à
la fin d'une démonstration ; quelle est donc cette
"constatation" qu'Hereses introduit ici dans le
raisonnement, sinon la conclusion de son raisonnement ?
Une constatation est un fait
observable, une affirmation dont la vérité est
indéniable, parce que chacun peut la contrôler. Est il
possible de "constater" le silence des évangiles du
haut moyen age sur la crucifixion ? Évidemment pas.
Hereses peut soutenir avoir démontré ce silence, il n'a
pas le droit de le transformer en "constatation".
Par cette imprécision de langage
qu'on pourrait croire innocente, notre historien en herbe tente de
faire passer pour acquis, pour irréfutable parce que
directement observable, une affirmation qui n'est que la conclusion
de son raisonnement
Peut-être son système
a-t-il pris une telle consistance à ses yeux qu'il le
considère comme un fait établi dans le moment même
où il cherche à le démontrer. Sinon, il faut se
le représenter conscient que son édifice ne tient pas
debout et tentant de camoufler sa conclusion hasardeuse en
"constatation".
Conclusion
Tout le raisonnement de Hereses repose
sur une exclusive artificielle, écrivions nous quelques
paragraphes plus haut, mais nous voyons maintenant comment cette
exclusive a été construite : déjà
pénétré de sa théorie d'une création
tardive des évangiles, Hereses découvre le texte de
Pierre le Vénérable. Peut-être est-ce même
l'un de ses professeurs à l'EPHE qui le lui a mis entre les
mains, espérant ainsi lui ouvrir les yeux sur ses curieuses
théories. Mais Hereses tient plus à l'originalité
de sa construction qu'à sa vraisemblance : il faut
trouver un chemin qui rendent le texte de Pierre le Vénérable
compatible avec la théorie.
Pour arriver à sa conclusion,
Hereses a dû procéder à deux erreurs conjointes.
La première résulte du travestissement des intentions
de Pierre le Vénérable, la seconde est le fruit d'une
exclusive injustifiée. Ces deux erreurs ne sont donc pas
fortuites, elles s'enchaînent dans le même mouvement de
pensée ; chacune indépendamment de l'autre, ces
deux erreurs sont nécessaires à la validité du
raisonnement. Une seule des erreurs dénoncées, et c'est
l'édifice qui s'écroule : c'est bien pour arriver
à une conclusion décidée d'avance que la logique
et les faits ont été ainsi brutalisés.
Y a-t-il pour nommer cela en français
un meilleur terme que celui de malhonnêteté
intellectuelle ?
références :
- Au sujet de l'anti-judaïsme au
moyen age, nous conseillons les ouvrages de Gilbert Dahan, plus particulièrement :
- "La polémique chrétienne contre
les juifs au moyen-age", Albin Michel, Paris 1991
- "Les intellectuels chrétiens et les juifs au
moyen-age", Le Cerf, Paris 1990
- Au sujet de l'iconographie byzantine et
de son importance politique, n'importe quel manuel universitaire fera
l'affaire.
- Et naturellement le site de Srg Hereses