Michel-Louis Lévy

Michel-Louis Lévy est un haut fonctionnaire français à la retraite, qui occupe le reste de son age à regarder pousser ses petits enfants, à diriger la rédaction des Annales des mines, et à écrire des articles dans diverses revues.

Le domaine de compétence de Michel-Louis Lévy est la démographie, mais parmi les articles qu'il expose sur sa page web seule une faible minorité traite de ce sujet. Le thème prédominant des réflexions qu'il propose est la religion, abordée par trois des cinq sections dans lesquelles les articles sont rangés ("bible et anthropologie, "éducation, laïcité", et "calendriers"). Dans la section "éducation, laïcité", un titre en particulier attire l'oeil. Il s'agit d'un texte publié en 1993 dans le numéro 53 de la revue Passages, et intitulé : "De l'historicité de Jésus".


Contre Barreau

Cet article est une réaction à la parution d'une biographie de Jésus sous la plume de Jean-Claude Barreau, ancien inspecteur de l'éducation nationale, et conseiller ministériel de Charles Pasqua lorsque ce dernier était ministre de l'intérieur, chargé des cultes.

Cette énième biographie de Jésus n'avait rien d'impérissable. Oeuvre d'un chrétien en voie de déchristianisation, le livre de Barreau est un inventaire sans joie des petits reculs que le croyant raisonnable doit consentir devant les raisons de la Raison triomphante. Cette confrontation de la foi avec la connaissance historique se voudrait ainsi à mi-chemin entre Religion et Histoire.

S'il reste aujourd'hui des gens pour lire le livre de Barreau, nous les laisserons juger si ce fricot qui rabiote un peu de transfiguration contre un reniement de Pierre et qui mégote sur les miracles pour sauver un peu de messianisme relève réellement de la Religion. Soyons sûr en tout cas que ce n'est pas de l'Histoire . Barreau nous assène ses décisions souveraines, sans prendre souvent la peine de leur trouver une justification autre que la bonne vieille critique rationaliste du XIXe siècle. Quand la critique rationaliste décide qu'un miracle n'a pu avoir lieu, Barreau reconstruit, avec une facilité aussi mystérieuse que déconcertante, l'épisode qui a donné lieu à la légende. C'est là oeuvre d'imagination qui ne fait impression que par la conviction avec laquelle l'auteur la présente, et cela fait bien longtemps que la recherche sur les origines chrétiennes fonctionne autrement.

Voilà pour le livre de Barreau : nous en pensons autant de bien que Michel-Louis Lévy.


L'entrée en scène du mythisme

Mais Michel-Louis Lévy ne s'en tient pas là ; une longue incise, au sein de son article, est consacrée à la défense du mythisme.

L'oeil familier des productions mythistes reconnaît dans la présentation que Michel-Louis Lévy en fait un schéma rhétorique type, qui obéit en réalité à une stratégie de refus du débat. La stratégie se met en place en trois temps : on commence par condamner le travail d'un biographe de Jésus ; cela peut-être aussi bien un intégriste récent qu'un honorable ancien comme Renan : ici, c'est tombé sur Barreau. On convoque dans un deuxième temps un historien véritable pour lui faire prononcer le motif de cette condamnation : "les documents relatifs aux origines chrétiennes sont rares, tardifs, partiels et partiaux" et "il est impossible de reconstituer historiquement la vie de Jésus". Bultmann et Schweitwer sont des références souvent citées, mais ce rôle d'historien de service est ici tenu par un modeste auteur de manuel universitaire (René Nouailhat, La genèse du christianisme, de Jérusalem à Chalcédoine, Histoire des religions, C.R.D.P. de Besançon, 1990). Dans un troisième temps, le mythisme peut faire enfin son entrée :

Encore n'y présente-t-on pas [dans le manuel universitaire précédemment cité] les thèses de ceux qui pensent que la question est sans objet, qu'il n'y a aucune vie de Jésus à reconstituer, tout simplement parce que ni Jésus, ni Paul, ni les apôtres ni les évangélistes n'eurent une quelconque existence historique.

L'auteur ne refuse pas d'emblée l'existence de Jésus. Le mythisme fait ici une entrée modeste. Il est présenté comme une thèse parmi d'autres, thèse à laquelle l'auteur ne semble pas, de prime abord, accorder plus d'estime qu'aux d'autres. Mais désormais, la présence de l'historien n'est plus requise. Il est congédié sans espoir de retour, et le mythisme reste seul en piste. Il va alors rapidement gagner en assurance.


Le vif du sujet : l'historicité de Jésus

Bernard Dubourg, prématurément décédé en décembre dernier, fut de ceux-là. Il a expliqué de façon convaincante comment les Evangiles dérivent des textes préexistants de l'Ancien Testament. L'événement fondateur dans cette optique ne fut pas une éventuelle Crucifixion, mais la traduction en grec de la Bible, celle des Septante. A partir de là, trois siècles de commentaires, gloses et controverses, y compris politiques - sur la légitimité de la dynastie hasmonéenne en particulier - produisirent toute une littérature prétendument biblique, rejetée par les rabbins, dont seulement une partie entra dans le canon chrétien, le reste constituant les apocryphes et autres Manuscrits de la Mer Morte.
Faut-il rappeler que Nazareth n'existait pas quand les armées romaines occupèrent la Judée ? Barreau cite d'ailleurs Renan à ce sujet " Jésus naquit à Nazareth, petite ville de Galilée, qui n'eut avant lui aucune célébrité ", mais c'est pour faire remarquer que Renan renonce à la naissance à Bethléem... L'appellation de nazaréens donnée à Jésus et à ses disciples - appellation qu'utilisent toujours les Musulmans pour désigner les Chrétiens - a son origine dans le naziréat institué au chapitre 6 du Livre des Nombres. Autre exemple, Joseph d'Arimathie, qui prête son tombeau pour ensevelir le Christ (Matthieu 27,57), vient d'une ville inconnue, dont le nom est fabriqué pour les besoins de la cause : le Livre de Josué (Jésus) commence par les mots hébreux aarei moth, après la mort (de Moïse). Quant à la date de naissance du Christ, il semble bien qu'elle ait été fixée, après coup, soixante-dix ans avant la chute du Temple, par application d'une durée consacrée par les prophètes. Pourquoi Jésus serait-il plus "historique" que Job ou Jonas ?
Il est bien possible que des enfants soient nés dans des étables, que des prédicateurs aient dénoncé les trafics de la viande des sacrifices au Temple de Jérusalem, que des opposants à la pax romana aient été crucifiés, mais pourquoi identifier les uns et les autres et les ramener à un personnage unique ? Cela relève de la foi.

Nous avons cité ici in extenso les arguments de Michel-Louis Lévy sur l'inexistence de Jésus. Le premier paragraphe est un résumé de la thèse de Dubourg, agrégé de philosophie qui s'est aventuré en franc-tireur dans le domaine de l'histoire ancienne : nous n'avons pas affaire ici à un historien, ce que Michel-Louis Lévy se garde de nous dire.

Le second paragraphe reprend une collection d'affirmations couramment en usage parmi les mythistes : l'inexistence de Nazareth au Ier siècle, l'origine du mot "nazaréen" dans le " naziréat" juif, la construction du nom de ville "Arimathie" à partir de la bible hébraïque, les prophéties fixant la date de la naissance du Christ, autant d'allégations que les historiens tiennent au mieux pour douteuses, et le plus souvent pour fausses. Mais comme nous l'avons dit, nous en sommes à un stade du raisonnement où les historiens n'ont plus voix au chapitre. Leur parole est définitivement disqualifiée.

Il est d'ailleurs intéressant d'analyser, sur le troisième paragraphe, comment leurs raisons sont esquivées :

Il est bien possible que des enfants soient nés dans des étables, que des prédicateurs aient dénoncé les trafics de la viande des sacrifices au Temple de Jérusalem, que des opposants à la pax romana aient été crucifiés, mais pourquoi identifier les uns et les autres et les ramener à un personnage unique ? Cela relève de la foi.

Michel-Louis Lévy laisse croire ici que la naissance dans l'étable, les marchands chassés du temple, et la crucifixion sont des épisodes historiques vraisemblables, mais indépendants, rattachés à des personnages réels anonymes et tous différents. Le dérapage interviendrait, semble nous dire Michel-Louis Lévy, lorsque l'on fusionne ces divers personnages en un seul nommé Jésus.

Mais le raisonnement qu'il critique n'est qu'une caricature. Aucun historien ne prétend construire le personnage de Jésus à partir des détails des évangiles. Il est certes possible que certains épisodes de la vie de Jésus ait trouvé leur origine dans d'autres histoires que celles de Jésus, mais on est ici dans le domaine de l'hypothèse et de l'anecdote. Ce n'est pas sur ces bases fragiles que les historiens prononcent l'historicité de Jésus. Jésus n'est pas le résultat d'une fusion d'histoires indépendantes dans les évangiles.

En réalité, le point de vue des historiens est exactement inverse : l'existence de Jésus est déduite du cadre général donné par les évangiles et par les autres documents chrétiens, et cette historicité s'impose bien plus fortement que celle de l'épisode des marchands du temple, ou que les motifs exacts de la crucifixion qui suscitent encore des débats. Quant à la naissance dans une étable, elle ressortit décidément à la légende hagiographique. Il n'y a là nulle dogme, bien sûr, mais le résultat d'un consensus. Ce consensus, comme tout énoncé scientifique, reste susceptible d'être renversé, si l'on est en mesure de produire des évidences contraires.

Dans un article aussi court, il était difficile de descendre dans le détail des argumentations des historiens. Mais il est regrettable de voir leur point de vue passé sous silence, et remplacé par une caricature de raisonnement, que l'auteur peut démolir à bon compte.


Il sait l'hébreu, ma soeur...

Après cette échappée mythiste, Michel-Louis Lévy revient au le livre de Jean-Claude Barreau :

Tout ceci serait dérisoire venant de tout autre auteur. Mais s'agissant d'un collaborateur de Charles Pasqua, qui regrette publiquement la carence de l'enseignement religieux en France, il y a lieu de s'inquiéter.

Attardons-nous un instant sur cette mise en garde. On aurait tort de croire que notre auteur défend ici une stricte laïcité de l'école publique excluant toute évocation de la religion. Ce n'est pas sur ce plan qu'il se place, puisqu'il semble regretter lui aussi les carences de l'enseignement des religions :

Pour adapter la laïcité à notre temps, il faut envoyer les curés, les pasteurs et les rabbins, non pas prêcher dans les banlieues, mais apprendre aux instituteurs à présenter les textes sacrés dans leurs différentes versions, en commençant par l'Ancien Testament, que l'Église catholique - au contraire des églises réformées - a toujours occulté.

Si Michel-Louis Lévy s'alarme, c'est donc plutôt pour le contenu même de l'enseignement d'histoire des religions. Mais ces inquiétudes prennent toutes leurs saveurs lorsqu'on les rapporte aux propositions du même Michel-Louis Lévy sur le sujet.

Car lui aussi, figurez-vous, souhaiterait voir développer cet enseignement. Toujours sur son site web, nous pouvons lire l'article qu'il y consacre, intitulé "Une théologie laïque est-elle possible ?", et paru en 1989 dans la Revue des deux mondes. En voici un extrait :

Sans que les élèves apprennent l'hébreu, mais en encourageant les curiosités étymologiques, quelques exemples pourraient être donnés.[...]
Le destin d'une syllabe comme "DM","sang" en hébreu et en arabe, constitutive de "Adam", passée en grec dans "Demos" avec le sens de "peuple", en latin dans "Domus" avec le sens de "maison", puis dans "Dominus" avec le sens de "Seigneur" ( Saigneur? ), dont le féminin "Domina" a donné "Dame" - c'est-à-dire le curieux changement de sexe de "Adam" à "Dame", devrait être montré, tout comme, sans verser dans la Kabbale, l'usage des lettres hébraïques pour noter les chiffres. L'étymologie du mot "chiffre", renvoie par l'arabe à l'hébreu "Sefer", qui signifie "Livre", d'où "déchiffrer".

Comme il le dit lui-même à propos du livre de Barreau, tout cela est décidément dérisoire, mais si l'on me demandait mon point de vue, je préférerais encore que l'on enseignât le catéchisme laïc et gentillet de Jean-Claude Barreau plutôt que l'exégèse étrange de Michel-Louis Lévy. À tout prendre qu'on les tienne l'un et l'autre éloignés des salles de classe me semble la meilleure option.

Quant aux leçon d'étymologie que Michel-Louis Lévy prétend nous donner, le lecteur pourra contrôler leur validité dans n'importe quel dictionnaire étymologique (par exemple celui d'Alain Rey). Quant à ses leçons d'hébreu, nous lui demanderons de nous donner dans cette langue l'orthographe respective de Nazareth et de Nasir.


La chasse au négationniste est ouverte

Pour clore son manifeste, Michel-Louis Lévy durcit encore le ton contre Barreau :

A un païen qui lui demandait de résumer la Torah le temps de se tenir sur un pied, Hillel répondit : "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse. Pour le reste, va et étudie". Barreau n'aimerait certainement pas être traité de négationniste. Pour le reste, qu'il aille et étudie, par exemple le jésuite Paul Beauchamp (L'un et l'autre Testament, Seuil). L'enseignement du Christ n'a rien à voir avec "la personnalité unique de Jésus".

La pensée de Michel-Louis Lévy est obscure. Elle nécessite parfois sa dose d'exégèse, particulièrement quand l'auteur s'aventure en terrain glissant. L'évocation au négationnisme est glissante. Que vient-elle faire ici ? Le lecteur pourra vérifier que nous n'avons rien coupé dans la citation, et que le contexte n'apporte pas de précision (il s'agit d'un genre de Post Scriptum, comme une flèche du Parthe)

Nous avons cru comprendre (en espérant nous tromper) que le reproche fait ici à Barreau est d'avoir attribué l'invention du message évangélique à la personne de Jésus, alors qu'elle ferait partie en réalité du fond culturel juif. Barreau truquerait l'histoire, pour le confort de sa petite religion personnelle, et comme son erreur se ferait au dépend du génie du judaïsme, il est légitime de faire appel au négationnisme.

Certes, Barreau n'est pas un exemple de rigueur historienne ; certes son travail aurait gagné à la fréquentation plus assidue de travaux spécialisés, et pas seulement ceux de théologiens comme Beauchamp, mais aussi d'historiens ; oui, Barreau souvent pêche par imprudence ; ses enthousiasmes et ses convictions l'emportent, loin sûrement de la science historique, du côté du roman et de la légende dorée ; mais ces fautes ne justifient pas une accusation du délit de négationnisme.

Michel-Louis Lévy doit s'en rendre compte, et c'est de là que lui vient la dissimulation dans l'attaque : l'accusation n'est pas formulée explicitement mais Michel-Louis Lévy laisse planer comme un doute. Serait-on négationniste à chaque fois que l'on attribue au christianisme des mérites qui reviennent en fait à la religion juive ? Ce n'est pas explicitement dit. Mais si ce n'est pas habilement suggéré, qu'on nous explique ce que l'allusion au négationnisme vient faire ici.

Avec cette page fleurant bon le mythisme, Michel-Louis Lévy nous a montré que ses petits arrangements avec l'histoire des origines chrétiennes valent largement ceux de Jean-Claude Barreau. Michel-Louis Lévy n'aimerait certainement pas être traité d'exhibitionniste. Pour le reste...

 
 




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